samedi 4 juin 2011

En arrière, toutes !

Paul marchait tranquillement dans les rues du Quartier Latin, à la recherche d'un peu d'ombre. Nous n'étions qu'en juin, mais l'été était partout présent depuis plus de deux mois.
Il aimait marcher seul, loin des bavardages qui l'empêchaient souvent de penser.

En traversant la place de la Sorbonne, il contourna la terrasse des brasseries et s'avança dans la rue Champollion, fraîche et sombre, propice à la réflexion.

On pense souvent, se disait-il, que nous vivons une époque formidable. Pourtant, les repères que cherchent à nous imposer certains sont assénés avec la même tyrannie que celle qui cadrait la société bien-pensante de nos parents. Tandis qu'il approchait de la rue des Écoles, il regrettait de constater que les choses devaient s'imposer désormais d'elles-mêmes, pour nous tous, sans débat. Comme si oser le débat, c'était déjà vendre son âme au diable.
Paul se disait que nous n'en étions bien sûr plus au mac-carthysme... Nous en étions hélas beaucoup plus loin, pensait-t-il gravement.

Il paraît qu'il faut s'indigner, pour reprendre un tract récent de quelques pages hissé au rang de succès commercial. Alors, Paul se décida à construire un début d'inventaire.

Pourquoi Louis-Ferdinand Céline, dont nous devions fêter le cinquantenaire de la mort cette année, est-il absent des catalogues officiels ? La réponse est bien sûr que c'était un collabo, qui a mis son génie au service de l'occupant et du racisme. Pourtant, quelle occasion perdue pour nous tous de revenir ensemble sur les errements et les vomissures antisémites de cet écrivain par ailleurs exceptionnel... De nous rappeler que chacun d'entre nous présente toujours une face de lumière et d'amour, et une autre hélas à maîtriser, faite d'ombre et de haine. Paul remarquait que cette absence officielle ne se discute pas, qu'elle est ainsi.

Ses pensées s'égrenaient une à une. Pourquoi, se dit-il, ce magnifique symbole qu'est la croix celtique devrait-il rester confidentiel, voire banni des vitrines de certains joaillers ? Il connaissait la réponse : parce que cette croix est le symbole de l'Occident, un nom repris par un groupement d'extrême-droite dans les années 60 du côté de la fac d'Assas... Paul proposa dans sa tête que l'on abatte alors en urgence les milliers de ces croix centenaires qui ornent les tombes d'Irlande et d’Écosse, comme autant d’emblèmes arrogants rappelant à chaque instant la puissance supposée de l'Occident... Il se dit que, précisément,  l'Occident n'est pourtant rien d'autre que l'ouest, là où le soleil meurt chaque jour à l'horizon, et qu'il se dit Maghreb en arabe... Mais hélas, cette image ne se discute pas, elle est ainsi : les croix celtiques érigées il y a des siècles par les peuples gaéliques pour rappeler la mort du Christ et la lumière toujours présente de son auréole sont depuis des décennies des références douteuses, haineuses et racistes de l'extrême-droite.


Tout cela évoquait sans doute de vieux symboles, aujourd'hui sans véritable enjeux...

Paul songea alors à notre quotidien. Il se demanda pourquoi Google est autorisé à photographier librement nos rues et nos maisons, ce qui serait sûrement interdit au simple citoyen... A engranger toutes nos données personnelles, nos document les plus intimes, bientôt nos pensées et nos opinions. Il y a dans Facebook un endroit précis du profil individuel où chacun peut déclarer sa religion et ses idées politiques. Peut et non doit, mais c'est déjà un début. Aucun tyran n'en aurait sérieusement rêvé... Là aussi il devinait la réponse : c'est admis parce que c'est nous qui nous l'imposons et non un dictateur, et que c'est le progrès technique. Et que ça ne se discute pas, car c'est ainsi.

Une affiche sur un panneau attira son attention. Il y était question, une fois de plus, de l'avenir de notre planète dans des termes à la fois pathétiques et faussement scientifiques. Pourquoi le développement durable est-il une expression permanente, qui apparaît à toutes les occasions, y compris les plus saugrenues ? Et qui n'a comme effet sur le développement de notre société que celui de nous permettre de nous gaver chaque jour un peu plus, mais en toute bonne conscience. Paul songea en souriant intérieurement qu'il doit bien y avoir du caviar développement durable dans les caves de quelques officines politiques, en prévision du prochain raz-de-marée électoral programmé de tous bords. Là encore, il devinait l'omniprésence de cette expression riche mais dévoyée : il était dit une fois pour toute qu'il ne faut pas consommer moins, mais mieux. Tu peux oublier d'éteindre la lampe en sortant, c'est pas grave et c'est pas du gâchis, les ampoules actuelles sont développement durable. Ça ne se discute pas, c'est encore ainsi.

Sur le plan des idées politiques, Paul se voulait libre. Il se savait donc souvent incorrect. Depuis des décennies, il se demandait par exemple pourquoi on peut se dire encore  communiste malgré les dizaines de millions de  morts que cette idéologie a provoqué ? Quelle autre idéologie sanguinaire serait autorisée aujourd'hui à s'afficher ainsi ? Il avait soumis cette question simple maintes et maintes fois à des amis, des copains, des proches, des inconnus... Il connaissait la réponse, qui n'appelait aucun débat : il ne faut pas tout mélanger. Certes le communisme était un régime dur là où il existait, convenaient audacieusement certains, mais ça n'était rien par rapport aux vraies dictatures. Et puis, c'était au pire la dictature éventuelle du peuple sur lui-même et non celle d'un homme sur son peuple. Et puis, savait-il, l'armée rouge a énormément souffert de la Werhmacht, et elle a su la faire reculer et la mettre à genoux. Et puis, si jamais Pol Pot, Mao et Enver Hodja sont allés un peu loin, étaient-ils finalement de vrais communistes ? Et puis justement, c'est nous les communistes qui avons souffert du mac-carthysme, aiment-ils dire en victimes. La victimisation des bourreaux, cette pirouette nauséabonde qui protège le tyran de tout procès, Paul la connaissait très bien. Il savait que ça ne se discute pas, que c'est ainsi.


Il sentait partout l'omniprésence de ce qu'il surnommait "l'orthopolitique", un terme qu'il avait inventé sur le modèle de l'orthopédie. Elle avait investi désormais les moindres parcelles de la culture. Pourquoi, par exemple, personne n'oserait aujourd'hui écrire Lolita, ce roman lumineux et ambigu de Nabokov que Paul lui-même avait tant apprécié ? C'était simple : ce serait sans aucun doute une incitation à la pédophilie, se disait-il avec tristesse.

Pourquoi le génial coup de pub de la société Avenir (Myriam qui enlève le haut, puis le bas) serait-il aujourd'hui impossible ? Parce que, il le savait, ce serait une incitation à la violence sexuelle et à la chosification du corps de la femme.

Pourquoi enfin Bruno Comby est-il si rarement invité par les médias, au contraire des écolos antinucléaires ? Paul le devinait facilement : on ne peut pas être écolo et pronucléaire, et il y aura bien des solutions pour se passer du nucléaire mais aussi des énergies fossiles et de tout le reste, tout en vivant en plein développement durable et ça sera super...

Paul arrêta là sa liste modeste et très incomplète. Il pensait que certains se diraient peut-être, s'ils l'entendaient : comment peut-on être à la fois raciste, machiste, anticommuniste, pédophile et pronucléaire, et l'écrire ? C'était sans doute un peu triste de se dire ça, sans avoir compris entre les lignes que, au-delà des ces opinions qui n'étaient pas les siennes et que Paul laissait à leurs auteurs, c'était simplement de l'absence de débat dont il voulait parler. Comme si nos sociétés étaient désormais mues par un microprocesseur géant, à défaut de comité central, chargé de décider le bien et le mal. L'orthopolitique.

Oui, nous vivons aujourd'hui dans les années 50 de la pensée, était-il convaincu, mais avec les moyens technologiques des années 2010. Si la science sans la conscience n'est vraiment que la ruine de l'âme, il se disait que l'on fait alors très fort actuellement en matière de faillite collective. Tiens au fait, cette maxime lui fit se rappeler qu'il avait oublié d'évoquer Rabelais. "Excuse-moi, mon cher François, tu nous manques beaucoup" songeait-il tandis qu'il longeait la façade du Collège de France.

Ar Meilher, Les pensées du meunier.

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