Affichage des articles dont le libellé est Istor Paol (histoire de Paul). Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Istor Paol (histoire de Paul). Afficher tous les articles

vendredi 25 décembre 2015

Qui se souvient de Gabrielle ?

En ce début d'après-midi du mardi 2 septembre 1969, Paul descend la rue de Rennes en compagnie de sa mère. Ils ont fait quelques courses aux Magasins Réunis ou à Monoprix. Peut-être même se sont-ils arrêtés un instant chez l'opticien, auquel la famille de huit possesseurs de lunettes fait abondamment appel.

Arrivés au métro Saint-Placide, leur regard est attiré par les manchettes de quelques quotidiens du soir. Paul distingue mal les grands titres. Sa mère s'arrête un instant, grommelle quelques mots et poursuit son chemin. De cette brève halte, Paul ne comprend presque rien. Du haut de ses quatorze ans, il aimerait savoir ce qui s'est passé et commence à questionner sa mère.

"Pourquoi elle s'est suicidée hier, la prof ?" se demande-t-il à lui-même, n'ayant obtenu de sa mère que des réponses énigmatiques, brèves et sans appel.

On en parle le soir à table, un peu, en famille. On écoute en mangeant les propos assurés d'un père qui sait tout. Paul admire sa science, et considère qu'il a raison, une fois de plus. Oui sûrement, cette enseignante ne méritait plus d'exercer son métier. Sa fin tragique (on ne prononce pas facilement le mot suicide, en famille) met donc un terme, comme un châtiment justifié, à un parcours d'adulte dévoyée.

Fort de ses certitudes, Paul finit son repas, se défile un peu pour éviter de trop aider à débarrasser la table, se rend au rendez-vous de son tortionnaire quotidien (quelques coups de poings dans l'épaule car il a mangé du pain beurre, attention à ne pas crier sinon tu en prends d'autres demain). Bref, une journée habituelle se termine, et Paul se couche puis s'endort sans attention aux ronflements paternels et aux différents bruits des frères qui partagent sa chambre. Il se dit, avant de plonger complètement dans le sommeil, que la rentrée scolaire approche dangereusement. Au moins, pour cette prof dont il ignore le nom, cette rentrée n'aura pas lieu...

Cette enseignante s’appelait Gabrielle Russier. Qui, aujourd'hui, se souvient encore d'elle et qui se souvient de sa fin tragique ? Gabrielle a 31 ans quand, en pleine effervescence de mai 68, elle noue une relation amoureuse et clandestine avec un de ses élèves âgé alors de 16 ans. Une relation réciproque, assurément forte et sincère, à base d'échanges sur la littérature et la révolution en cours. Et aussi, naturellement, d’initiation à la sensualité.

Il fallut une année entière pour que cette liaison, pénalement coupable, éclatât au grand jour. Les parents communistes du jeune élève portèrent plainte pour détournement de mineur. En cette période de gaullisme finissant, de questionnements et de remises en cause des vieux principes, l'opinion publique fut alors saisie par les médias. Et si la France se trouva coupée en deux, sa césure traversa les camps politiques. La vieille garde de droite se déchaîna, et la gauche fossilisée ne fût pas en reste.

Gabrielle Russier fût traduite en justice et condamnée en juillet 1969. Elle voulut faire appel de sa condamnation à un an d'emprisonnement avec sursis, et laver son amour de tout soupçon. Elle n'était pas coupable, mais seulement amoureuse. Depuis quand l'amour aurait-il été condamnable et condamné ?

Le 1er septembre, sans attendre l'issue judiciaire de sa propre démarche, Gabrielle Russier se donna la mort dans son appartement de Marseille. Elle n'aura pas eu le poste que l'Université lui refusait, elle n'aura pas eu son amour, elle n'aura eu que les invectives haineuses d'une France majoritaire qui refusait de faire passer la personne humaine avant les principes moraux.

Son jeune amant Christian fut l'objet de plusieurs tentatives indécentes d'interviews. Il se limita à des propos pudiques, décevant ainsi cette France moralisatrice et voyeuse : "Les deux ans de souvenirs qu’elle m’a laissés, elle me les a laissés à moi, je n’ai pas à les raconter. Je les sens. Je les ai vécus, moi seul. Le reste, les gens le savent : c’est une femme qui s’appelait Gabrielle Russier. On s’aimait , on l’a mise en prison , elle s’est suicidée..."

La France intellectuelle se réveilla orpheline, non pas tant de Gabrielle elle-même, que de ses propres valeurs et de n'avoir rien tenté. Serge Reggiani le chantera :
Qui a tendu la main à Gabrielle ?
Lorsque les loups se sont jetés sur elle
Pour la punir d'avoir aimé d'amour
En quel pays vivons-nous aujourd'hui ?
Pour qu'une rose soit mêlée aux orties
Sans un regard et sans un geste ami

Dans les décombres de ce vol arrêté trop tôt, lourd du silence comme il en règne sur les ruines, quelques voix insolentes se firent entendre. André Cayatte tournera "Mourir d'aimer" en 1971, dont Charles Aznavour signera la bande son : 
Puisque notre amour ne peut vivre
Mieux vaut en refermer le livre
Et plutôt que de le brûler
Mourir d'aimer.
Mais c'est à Georges Pompidou, récemment élu président de la République, que reviendra la lourde tâche de répondre à l'inévitable question, posée très opportunément à la fin d'une conférence de presse.

Un silence long et lourd s'installe dans la salle de l'Elysée. Le président sait qu'il est l'héritier d'un pouvoir qui vieillit, mais il veut incarner cette part de la société qui tente de comprendre mai 68, les revendications pour le droit des femmes, pour l'avortement, pour la contraception. Il est lui-même le chantre de l'art moderne, définitivement incompris de la France d'hier. Puis lentement surgit la réponse. 

Ce n'est pas tant le président qui répond, que le normalien et l'agrégé de Lettres. Il cite Paul Eluard. Par ses propos, Georges Pompidou met l'Université en repos avec elle-même, et inscrit le fait divers dans le futur débat sur l'âge de la majorité.


Une page s'est tournée alors, mais qui se souvient encore aujourd'hui de Gabrielle Russier ?

Yann, Soñjoù.

dimanche 19 mai 2013

Un tamm goulou (a spot of light)

Paul marchait dans le sentier en pente. A sa gauche, l'Aven traçait de lents méandres porteurs de secrets et d'imprévu. Le silence l'avait enveloppé. L'eau ne montrait aucun mouvement et les arbres ne pouvaient agiter leurs feuilles en ce début de printemps.
Seule, au loin, l'installation d'un mareyeur grésillait faiblement près du moulin-mer. Même les oiseaux respectaient le calme des lieux et s'affairaient sans bruit à traquer de modestes palourdes dans la vase.

L'hiver se prolongeait un peu trop et Paul était lassé de ce crachin persistant, pénétrant et froid, qui glaçait le sang et l'esprit. Cela faisait une heure qu'il longeait le chemin sans but précis. Il était ici comme il aurait été ailleurs, loin de chez lui. C'était ainsi, il faut bien être quelque part à chaque instant et le voisinage de l'estuaire et du domaine boisé du Hénant était probablement plus profitable que celui du domicile.

En cheminant sur la terre et les feuilles mortes, Paul faisait le vide dans sa tête, loin des éternels devoirs de la condition humaine. Il faisait corps avec la nature. Les courlis, les chênes séculaires, le coucou sonore et secret, tous les êtres en place le rappelaient à une autre condition, plus forte et plus conforme à ce qu'il sentait de la vie.

Tout-de-même, cette grisaille durable devenait insupportable, se disait-il tandis qu'il relevait le col de son manteau. Paul grommelait intérieurement quand il abordait le dernier virage du sentier. Et brusquement, sous ses yeux incrédules, un puits de lumière transperça le manteau gris du ciel et vint frapper durant quelques instants les prairies en face de lui, de l'autre côté de la rivière. 

(c) JMR
Il s'arrêta, contempla cette énergie éphémère puis repris sa marche. Il s'avait que la nature avait lu ses pensées. Il se rappela le poème d'Eugène Guillevic, le chêne qui parlait ou se parlait. A n'en pas douter, les êtres des lieux avaient entouré Paul de leur bienveillance.

Il suffit de penser et de sentir les signes, se dit Paul tandis que, une fois rassasié de cette illumination, il terminait rapidement sa marche sous une pluie naissante. Le printemps viendra bien, si on sait l'observer.

Yann, soñjoù ar meilher.

samedi 16 mars 2013

Ce sont amis que vent emporte...

Que sont mes amis devenus
Que j'avais de si près tenus
Et tant aimés
Ils ont été trop clairsemés
Je crois le vent les a ôtés
L'amour est morte

Ce sont amis que vent me porte
Et il ventait devant ma porte
Les emporta
Avec le temps qu'arbre défeuille
Quand il ne reste en branche feuille
Qui n'aille à terre

Avec pauvreté qui m'atterre
Qui de partout me fait la guerre
Au temps d'hiver
Ne convient pas que vous raconte
Comment je me suis mis à honte
En quelle manière

Que sont mes amis devenus
Que j'avais de si près tenus
Et tant aimés
Ils ont été trop clairsemés
Je crois le vent les a ôtés
L'amour est morte

Le mal ne sait pas seul venir
Tout ce qui m'était à venir
M'est advenu
Pauvre sens et pauvre mémoire
M'a Dieu donné, le roi de gloire
Et pauvre rente

Et droit au cul quand bise vente
Le vent me vient, le vent m'évente
L'amour est morte
Ce sont amis que vent emporte
Et il ventait devant ma porte
Les emporta
Rutebeuf (1230-1285)

Paul se souvint de ce texte, appris au printemps de sa vie. Jean Pelegri, son professeur de lycée, n'avait pas seulement été un écrivain sensible, si viscéralement attaché à sa terre algérienne et à son peuple. Il avait été pour lui un véritable maître en lui ouvrant  une belle route à suivre, celle de la littérature. Paul savait ce qu'il lui devait : la découverte de cet espace immense et encore inconnu, par des mots simples et émouvants, si éloignés des usages scolaires. Au programme de la classe de seconde figuraient les auteurs du Moyen-Age et de la Renaissance. Rutebeuf, bien sûr... Merci, Jean, se dit-il, de me l'avoir fait connaître et comprendre.

Dans l'univers folk des années 60 et 70, les paroles graves de cet auteur si actuel avaient résonné à ses oreilles par la voix de Joan Baez, souvenirs encore si présents en ce début de froidure de l'âme.

Paul avait pensé durant toute sa vie que son hiver serait tardif et long. Pourtant, les signes qu'il percevait depuis quelques années, et qu'il avait trop longtemps enfoui sous les couches successives d'un quotidien qui le dévorait, ne laissaient planer aucun doute. Qu'étaient ses amis devenus ? Emportés par le vent, tous l'avaient quitté. Chacun à sa façon, ils avaient disparu de l'univers qu'il s'était construit avec eux. Certains vivaient encore probablement sur notre planète commune, car un ou deux mails annuels signaient leur présence quelque part. Il savait que d'autres avaient déjà franchi la Grande Porte. Un arrachement injuste que Paul n'admettait pas.

Il n'avait pas vu venir le vent d'hiver. Il s'était forgé une cuirasse suffisante pour l'affronter. Mais dans son entreprise, il n'avait pas perçu que cette protection et le soin qu'il avait mis à la façonner allaient précipiter sa solitude. Oui, Paul avait tant aimé ses amis disparus... Ils n'étaient plus clairsemés, comme aurait dit Rutebeuf. Il ne restait devant lui qu'une place froide, immense et vide.

A Paola, il avait dit : " Je voudrais seulement savoir pourquoi tu ne veux plus me parler. Je me blinde pour survivre, mais ça ne pourra pas durer."
Pour toute réponse, il avait eu un long silence.
- Pourquoi ? avait-il répété avec insistance.
- Pourquoi quoi ? lui avait-elle répondu.

Yann, Soñjoù ar meilher.

mardi 24 juillet 2012

Un droitier contrarié

Paul posa son stylo. Cela faisait deux heures qu'il écrivait, et son poignet gauche lui demandait de ralentir le rythme. Il se leva, alla à la fenêtre et contempla l'étang au fond de la prairie. La surface de l'eau brillait au soleil. Un héron surpris de cette présence soudaine à la fenêtre étira mollement ses ailes et monta très lentement entre les frondaisons.

Pour soulager son "poignet d'écriture", comme il le surnommait parfois, il lui suffisait de changer d'activité. Tous ses gestes en effet, hormis celui d'écrire, étaient réalisés de la main droite. D'après certains, cette particularité lui permettait de mieux exploiter toutes les ressources de son cerveau. D'après d'autres, cela lui permettait selon les situations d'être comptable ou poète. Enfin, quelques connaissances lui certifiaient que cela lui donnait la possibilité d'exprimer à tout instant son animus et son anima, sa part masculine et sa part féminine.

Paul laissait dire tout cela avec un brin d'amusement. Comptable ou poète, on lui disait aussi cela quand il faisait savoir qu'il était poisson ascendant vierge. Quant aux parts respectives d'homme et de femme qui sommeillaient en lui, il en avait une petite idée mais il la gardait pour lui.

La situation n'était pas simple. Paul était donc gaucher mais aussi droitier et bien incapable de couper du papier avec des ciseaux pour gaucher, ou de déjeuner avec des couverts inversés. Pourtant, depuis toujours, il dessinait et écrivait de la main gauche. Depuis qu'il savait se saisir d'un crayon et donner de la couleur à une feuille de papier tristement blanche. Depuis qu'il dessinait des bonshommes têtards, des maisons avec une cheminée qui fume, depuis qu'il écrivait son prénom avec une plume sergent-major copieusement trempée dans un petit encrier de verre encastré dans son bureau d'écolier.

A l'âge de trois ans, Paul avait frôlé de peu son départ de la vie terrestre. Admis aux urgences de l'hôpital St-Joseph avec une fièvre de 42°C, tandis qu'une septicémie lui avait rongé de l'intérieur la tête de son humérus droit. Des microbes travaillaient à la destruction de leur hôte et lui avaient retiré tout mouvement possible de l'épaule droite. Cette avancée rapide de la mort, qui traduisait une excellente santé des bactéries, fut contrariée contre toute attente par l'effet conjugué de l'expérimentation d'un nouvel antibiotique parfaitement inconnu et de la science du Dr Bédouelle. Ce médecin s'attacha durant des années à suivre la renaissance de l'humérus sur les décombres d'un champ de bataille intérieur dont l'issue avait basculé favorablement à la dernière seconde.

Paul savait tout cela. Il se souvenait de la venue des infirmiers, de l'ambulance, des couvertures beiges dans lesquelles on l'avait transporté. Il se souvenait du plafond des couloirs de l'hôpital et de leur réseau de tuyaux, de sa chambre stérile, de la grande vitre à travers laquelle sa famille communiquait. Ceux qui disent qu'on ne peut pas se souvenir de sa vie à trois ans racontent des bêtises.

Mais au-delà de ses souvenirs dont le moindre détail était encore présent, Paul se souvenait surtout qu'il était un droitier contrarié. C'est la mort si proche qui lui avait attribué cette particularité et chaque fois qu'il prenait son stylo pour écrire, ou son crayon pour dessiner, il se rappelait qu'il portait en lui la trace tangible et quotidienne de notre finitude. Comme une présence permanente de bon aloi. Pas un rappel morbide et constant de la mort, non, juste le souvenir dans le poignet gauche que la fin fait elle-même partie de la vie.

Yann, Soñjoù ar meilher.

dimanche 18 mars 2012

Il y a 50 ans, la paix en France et en Algérie


  Paul aime bien creuser sa mémoire. Non qu'il s'y réfugie pour fuir un présent morne ou un futur incertain, mais simplement parce qu'en réfléchissant à son passé, comme chacun, il y puise quelques matériaux pour comprendre où il se trouve à l'instant présent.

A sept ans, Paul habitait chez ses parents en compagnie d'une tribu nombreuse et parfois encombrante de frères et de sœurs. Sa vie quotidienne était bien rythmée. Du lundi matin au samedi après-midi, il y avait l'école. Une journée de repos le jeudi permettait de se rendre au catéchisme, tandis que les gamins des écoles publiques faisaient la grasse matinée. Paul n'en était pas jaloux, tant sa représentation d'un élève d'une école publique était vague et inexistante.

La seule vraie journée de repos était le dimanche, dont la matinée était en grande partie employée à la messe puis à l'achat de gâteaux à la pâtisserie voisine de l'église. En clair, le seul vrai repos était le dimanche après-midi, depuis des semaines et des années.

Les dimanches après-midi étaient semblables les uns aux autres. Semblables et calmes, souvent confinés à l'appartement trop petit qui peinait à accueillir un tel effectif familial. Les Dinky Toys avaient l'avantage d'être petites, et tenaient un rôle prépondérant dans les jeux de Paul. Ces voitures miniatures, qui coûtent aujourd'hui un prix déraisonnable dans les brocantes et les vide-grenier, permettaient un moment agréable de concentration sur soi et d'élaboration de rêves. Imiter les bruits des véhicules et imaginer qu'on les conduit constituaient des activités délicieuses et interminables, à l'abri des tensions et des concurrences qui s'exerçaient entre les membres de la tribu.

Paul, aujourd'hui, n'eut pas à creuser sa mémoire : c'est elle qui jaillit naturellement. Il se souvenait d'un dimanche après-midi anormal, atypique, étrange... Une après-midi dont on se souvient tant elle heurte les habitudes établies. Aujourd'hui encore, la scène était présente devant lui.

Fait unique, le repas du dimanche ne traîna pas. Parmi les convives se trouvait un homme qu'il devait appeler "cousin Pierre" alors qu'il n'était pas son propre cousin, mais celui de son père. Peut-être y avait-il un adulte de plus, Paul ne s'en rappelait pas.
Sitôt le repas dominical terminé, la table fut débarrassée et la nappe du dimanche fut retirée. Paul n'avait que rarement vu cette immense table de salle à manger sans ses jupons de toile cirée ou de coton. Il ne comprenait pas.
Son père se saisit avec prudence du poste de TSF qui trônait dans la niche du buffet breton, et le posa sur la table. Un poste de radio Schneider de couleur crème et bordeaux, modèle Calypso, que Paul possède à son tour encore aujourd'hui, cinquante ans après. En l'absence de télévision, cette radio occupait une place éminente dans le quotidien familial, des informations aux aventures de la famille Duraton en passant par les réclames et la promotion du shampooing Belcolor...


Les adultes s'installèrent en silence autour de la table. Le poste cracha ses premiers mots, tandis que la façade s'éclairait du nom de stations inconnues imprimées dans la vitre : Rome, Londres, Andorre, Moscou... L'heure était sans doute grave, et les enfants furent priés de regagner leurs chambres. Les portes furent même fermées pour assurer dans la salle à manger un silence nécessaire et inquiétant, seulement rompu par un long, très long discours. Ce jour-là, Paul n'en sut pas plus.

C'était le dimanche 18 mars 1962, et cette voix lente et grave était celle d'un monsieur sans doute important qui devait tenir des propos accessibles aux seules grandes personnes.

Il fallut encore quelques années à Paul pour comprendre l'enjeu de ce qui s'était passé en temps réel, à la radio comme dans la vraie vie des grands. Pour comprendre enfin ce que voulait dire OAS, plastic, et d'autres mots prononcés alors par les adultes.





Yann, Soñjoù ar meilher.



dimanche 18 septembre 2011

Le Luco


Photo (c) JMR
Quand il pénètre dans le jardin du Luxembourg, Paul entre toujours de plain-pied dans son enfance. Il aime que ce retour se fasse plutôt par la porte donnant rue Vavin, près du petit bâtiment de brique de la Société d'Horticulture. Il ne connait pas de jardin qui ménage autant d'endroits si différents, de l'intimité d'une petite pelouse à l'ombre des marronniers, près des ruches qu'il craignait un peu autrefois, jusqu'à ces vastes espaces à la française balisés des hautes statues des reines de France, ponctués par le bassin central et son jet d'eau, et limité par la royale façade du Sénat scrupuleusement surveillée par d'impressionnants gardes à galons rouges munis de mitraillettes.

C'est sans nul doute la partie qui longe la rue Guynemer, puis le Lycée Montaigne et qui enfin revient vers l'Orangerie qui était son jardin du Luxembourg. Elle englobait les deux champignons, ces petites maisonnettes naïves qui abritaient les bureaux des gardiens et où il se  rendait avec hâte quand, par malheur, il avait égaré une écharpe ou un pull-over dans le jardin. Ces champignons se transformaient alors en caverne d'Ali-Baba, les enfants y trouvaient un peu de tout mais pas souvent leur regretté vêtement ou, catastrophe suprême, la montre de communion dont ils savaient pourtant le bracelet fatigué depuis plusieurs jours.

Paul et ses camarades laissaient l'autre domaine, celui qui s'étend de la partie centrale jusqu'au boulevard St-Michel, aux grandes personnes perdues dans des pensées qu'ils supposaient profondes. Ils entraient là dans le Quartier Latin, celui des facultés et des gens sérieux, qui les attirait peu et qui, de toute façon, leur était simplement interdit. Gare en effet à celui qui s'égarait à l'extérieur du périmètre de jeu autorisé par les abbés de l’École Bossuet. La connaissance de cette frontière faisait l'objet de la première récréation de l'année scolaire.
Que de précieux francs dépensés dans la petite boutique de Lulu à acheter boules de coco, réglisses et roudoudous, malabars et carambars. Si les enfants arrivaient les premiers, c'est-à-dire s'ils avaient prestement quitté la salle de classe du lycée dès la sonnerie, franchi à la hâte la rue Auguste Comte avec l'aide bienveillante du policier avant de s'élancer aveuglement dans les allées du jardin au risque de renverser quelques paisibles retraités, alors ils pouvaient parfois espérer obtenir de Lulu qu'elle veuille bien réchauffer pendant quelques secondes le macaron à 20 centimes qui les faisait déjà saliver, avant l'arrivée des bataillons de camarades dont la faim et la soif n'allaient pas laisser à notre marchande le moindre instant de répit.

Le Luco , ce n'était pas tout-à-fait hélas la campagne dans la ville même si, parfois, Paul devait se résoudre à s'y rendre à pied le dimanche alors que ses copains, eux, se rendaient dans la 404 de leur papa vers quelque maison de campagne, palais magique dont la description le faisait rêver le lundi matin dans la cour de récré. 
C'était plutôt à la fois un lieu de fête permanente, un territoire de chasse et de jeu, un havre de paix où se mêlaient en harmonie les enfants turbulents et bruyants que Paul et les gamins de son âge pouvaient être. Un lieu hors du temps et de la ville, placé sous l’œil attentif de mamans qui poussaient lentement des landaus carrossés de velours sur les allées bitumées, et des vieux messieurs capables de passer un temps sans limite à viser, tirer, pointer, puis mesurer avec componction les quelques centimètres qui séparaient deux ou trois boules d'acier.

Yann, Les pensées du meunier.

jeudi 7 juillet 2011

La Hunaudaye


La Hunaudais, dessin JMR 1969
La Hunaudaye. Un hameau breton discret à l'ombre de quelques châtaigniers, deux fermes endormies et une mare immobile couverte de lentille d'eau. Le sentier qui descend vers le ruisseau impose une dernière courbe. Paul avance à pied en poussant son vélo pour mieux s'imprégner des sons, des couleurs et des odeurs. On se croirait il y a si longtemps, dans cette torpeur estivale silencieuse, éloignée des routes et des véhicules.
Sans oser y penser vraiment, il imagine ce même village au moyen-âge, exactement dans son état actuel.
Au moment où il pose son vélo dans l'herbe, une masse énorme de granit clair lui bouche alors soudain la vue. En reculant sous l'effet de la surprise, il réalise brutalement que La Hunaudaye vit depuis l'ère médiévale à l'ombre menaçante des tours et des murailles de son château-fort. Le temps est ici suspendu, depuis que le sieur de Tournemine a fait ériger ici-même, dans cet abri boisé, une forteresse improbable.
Une cache, diront certains, pour les bandits de grand chemin. Aujourd'hui encore, une formidable construction, dont la vie, bien qu'endormie, ne fait pas de doute. Les seigneurs sont là, dont le coeur bat encore.


Ar Meilher, Les pensées du meunier.

mardi 19 avril 2011

Histoire pour adultes (suite)

 [suite de Histoire pour adultes].

J'attends de nouveau le train. Ce n'est pas une réelle passion, même si j'adore voir surgir à mes pieds la puissance de la locomotive en plein élan le long du quai. C'est, en tout cas, une nécessité professionnelle. A ce devoir involontaire s'ajoute un plaisir absolu : faire le plein de journaux et de magazines, et partager avec eux le silence du voyage, entrecoupé hélas des sonneries insupportables des téléphones portables de quelques voyageurs.

Par le plus grand des hasards, j'ai retrouvé dans mon quotidien mondial un nouveau petit entrefilet sur Paul, cet ancien garçonnet soumis à la violence sourde de son frère aîné.

Paul avait entretemps creusé dans sa mémoire. Avec les années, les évènements étaient devenus plus clairs, presque plus présents, et s'ordonnaient parfaitement. Ce qui avait été pour lui un puzzle ancien de moments de souffrance sans lien entre eux, donnait désormais lieu à un ensemble terrible et cohérent : il avait été le souffre-douleur de son grand frère, de façon constante et construite.


Lui revenait en effet en mémoire cette nuit dans la maison de campagne. Il devait avoir neuf ou dix ans. Son frère, abusant de son statut de parrain, avait proposé le soir à table que Paul dormit avec lui dans son grand lit. Après un moment d'étonnement suivi d'un silence réservé, l'accord parental fut donné et les deux frères s'allongèrent quelques temps après pour un sommeil réparateur. Sommeil ? Assurément pas. Le frère aîné proposa à Paul diverses choses inconnues de lui. Il ne comprenait rien, ni le spectacle, ni les ordres du frère qui n'avaient aucun sens pour lui.


Il se rappela que cette scène fut brutalement interrompue par l'arrivée de leur mère, intriguée par quelques bruits ou par le rai de lumière sous la porte. Cela aurait pu être une libération, ce fut en réalité une source folle d'inquiétude. Blotti nu sous les draps, dans une chambre brutalement éteinte pour faire croire qu'elle l'était depuis le début de la nuit, qu'aurait-il trouvé à dire si, par malheur, sa mère avait soulevé la couverture ?


Le passage de leur mère n'avait duré que quelques instants, et l'alerte avait été chaude. Le frère aîné décida de finir seul son jeu, lumière allumée, coincé entre l'armoire et l'angle de la chambre. Il interdit à Paul de le regarder. Cela dura un peu de temps, puis le frère vint s'allonger enfin. La nuit pouvait commencer.


Avec l'âge, tout ceci aurait pu être oublié. Étonnamment, l'incident avait pris de l'ampleur car il s'inscrivait désormais dans un ensemble qu'il découvrait brutalement. Abusé, il pensait qu'il avait été abusé, physiquement autant que moralement. Les coups de poing silencieux et douloureux, durant des années, puis maintenant ce triste jeu nocturne.


Paul, désormais, avait décidé de tout dire. Il ne pouvait plus le garder pour lui depuis si longtemps. Il avait aussi décidé, plus de quarante ans après, d'aller rencontrer son frère pour lui parler et, surtout, pour que ce dernier lui demande aujourd'hui son pardon. Une telle démarche pouvait encore avoir du sens, et Paul pensait qu'il était aujourd'hui prêt.

Le TGV arriva en gare. Je jetais le journal et ce fait divers dans la corbeille du quai et j'ouvris la portière. Pour une fois, le train était à l'heure, et je ne risquais pas un retard à cet important rendez-vous professionnel : je me rendais à l'assemblée générale des meuniers, et je savais que le ministre du Blé y serait présent dès l'ouverture.

Ar Meilher, Histoire de Paul.

dimanche 27 mars 2011

Liskorno

Un instant, au hasard, en arpentant les abords de la maison natale de sa grand-mère.
Paul aperçut une photo de famille à l'abandon sur le coin d'une fenêtre, à l'image de la modeste masure inhabitée depuis des lustres.
Qui pourrait dire aujourd'hui ce qu'avaient vécu ces hommes il y a cinquante ou soixante ans, dans cette campagne retirée du Goëlo ? Qui pourrait même encore fournir aujourd'hui leur identité ?
Paul pensa à ces portraits vendus ici ou là dans les brocantes, à ces images figées de couples paysans endimanchés, inconnus de tous aujourd'hui, objets de transactions modestes et pathétiques... Décorer son manoir prétentieux de photos d'ancêtres pour le rendre authentique !
Au-delà de ce marchandage un peu misérable auquel s'adonnent quelques citadins en mal de passé absent, Paul pensait surtout ici à ces deux hommes. Cette maison abandonnée avait été leur espace de joie et de labeur. Quelle mémoire devait rester d'eux à présent sur la terre des vivants ?
  
Photo JMR


Ar Meilher, Les pensées du meunier.

dimanche 13 mars 2011

Fin d'un royaume (suite)

[Suite de Fin d'un royaume. ]

En s'éloignant lentement de la maison, Paul traversa le terrain en friches qui avait été le lieu de tant de bonheurs simples : cueillir quelques noisettes à point, s'approcher d'un rouge-gorge familier, nourrir nuitamment de quelques papillons un crapaud solitaire... Les chênes avaient beaucoup grandi, les coudriers avaient envahi les clairières entre les grands poteaux électriques désormais inutiles, grandes grues de ciment vainement élancées vers le ciel.

A l'approche du portail rouillé et sorti de ses gonds, barrière émouvante d'un autre temps, Paul aperçut une silhouette connue. Marthe se tenait près de la route, dans un recoin de la haie. Marthe ! Cette ancienne amie, camarade de classe au collège du canton, revenue au village pour quelques jours mais bientôt repartie à son enseignement de latin et de grec ancien.

Une fois passée sa surprise, il lui compta sa vision décalée des ouvrages classiques jonchant le sol vermoulu de la masure à l'agonie. Il lui compta aussi sa tristesse tranquille, sa perception des signaux qu'aujourd'hui encore son père lui adressait trente-deux ans après son départ... Des signaux étonnamment nouveaux, comme s'ils voulaient dire quelque chose qu'il n'avait alors jamais perçu.

Marthe l'écouta avec attention, lui prit la main et lui parla doucement.

- Dans le volume d'Eschyle que tu as vu, dit-elle, il y a Les Perses.  Le chœur , qui a appris du messager la défaite de Xerxès le démesuré et la ruine de l'armée,  évoque au bord de sa tombe, et assez fort pour que l'appel gagne le royaume des ombres, l'âme du bon roi Darios : "M'entend-il le roi défunt, égal aux dieux ? m'entend-il lancer en langue barbare, claire à son oreille, ces appels gémissants, lugubres, où se mêlent tous les accents de la plainte ? Je clamerai haut mes souffrances infinies : du fond de l'ombre, m'entend-il ?" ...
  Paul, tu m'as ramenée à cette rêverie que j'ai parfois du devenir de nos livres après nous, de nos livres qui en effet parlent de nous... à ceux qui nous connaissent. Puissions-nous , lorsque nos livres parleront de nous à notre place, être plutôt des Darios que des Xerxès... Tu devrais lire le roman de Laurent Gaudé "La porte des Enfers". C'est aussi une belle histoire de père et de fils.

Paul sourit à Marthe. La langue barbare, Darios, le royaume défunt... Se pouvait-il qu'il y ait eu un sens exact, comme un acte délibéré, à cet empilement faussement désordonné de livres écornés sur le parquet vermoulu et poussiéreux ? Il la serra contre lui quelques instants, ne sachant plus où il était. Il savait seulement que, malgré la fin de son  apparence matérielle, le royaume était encore présent ailleurs.

Ar Meilher, Les pensées du meunier.

dimanche 30 janvier 2011

Fin d'un royaume


Paul marcha lentement dans la maison silencieuse. Il parcourut les pièces abandonnées, les unes après les autres. Cet univers étrange l'attirait et l'angoissait à la fois.
Il retrouvait les traces maintenant lointaines de sa propre présence, de celles de ses parents et de ses frères et sœurs. Combien d'années s'étaient écoulées depuis son dernier bonheur ici, dans cette maison alors vivante ? Un tel calcul n'avait pas de sens aujourd'hui : tout en scrutant les murs moisis, les meubles vermoulus ou démontés, les innombrables ouvrages jonchant le plancher, Paul se disait qu'il avait peut-être aimé cet espace de vie, mais qu'il était maintenant étranger à ce qui l'entourait.
Le fil du temps était rompu, et cette rupture était à la fois douloureuse et salutaire.
Paul n'aimait pas l'odeur des lieux, faite à présent d'humidité et de bois pourri. Il s'efforçait de ne pas se rappeler celle du Ricoré du matin, tandis qu'il passait dans la pénombre devant la vieille gazinière rouillée, couverte de toiles d'araignée et de cadavres de frelons.
Les souvenirs défilaient lentement, désormais sans peine et sans plaisir.
 
Dans l'ancien séjour, Paul se pencha sur des livres et des revues abandonnés. Sans qu'il s'y soit alors préparé, la vie entière de son père défila sous ses yeux en quelques instants : Eschyle, La Revue Horticole, un ouvrage en allemand sur Selma Lagerlof, des cartes géographiques de l'IGN, un volume jauni des éditions Payot sur l'Histoire de la Civilisation, un manuel en anglais de jardinage sur les plantes annuelles, une méthode de finnois et tant d'autres titres hétéroclites. Aussi divers que désordonnés, à l'image de l'esprit débordant de curiosité de leur ancien propriétaire, ces ouvrages vulnérables et bientôt détruits signaient une dernière fois à ses yeux la fin du royaume paternel.

Ces traces tangibles n'existeront plus demain, se dit Paul en soulevant encore d'autres revues. En s'éloignant sans joie ni tristesse des vestiges d'une vie, il vit son père s'éloigner une nouvelle fois de lui, comme dans une deuxième mort.
 
Quand même ! Les Suppliantes, Les Perses, Prométhée enchaîné... dans cet ancien royaume de littéraire contrarié devenu malgré lui ingénieur, dans cette simple bicoque rurale édifiée dans un champ de blé, entourée de vaches et de pommiers à cidre, le clin d'œil de ces œuvres décalées fit sourire Paul, d'un sourire à la fois triste et satisfait.

[suite]


Ar Meilher, Les pensées du meunier.

lundi 3 janvier 2011

Enfance vendue...

Il y a un demi-siècle fut construite sur une terre agricole, à la sortie du village, un temple de rêve et d'évasion.
Sinistre bicoque préfabriquée pour les uns, elle était pour les autres le pied-à-terre rêvé, porte d'entrée dans un univers rural riche en amis, en découvertes, en opposition complète avec l'évidence de façade de la ville.

Cinquante années de fréquentations irrégulières, d'inconfort, mais aussi de communion avec l'essentiel. Le son métallique de Mathurine, la fidèle cloche de l'église paroissiale, le renard rouge remontant l'allée sans savoir qu'il était observé, les crapauds timides et nocturnes, les insectes aux mille couleurs, l'orage et la pluie, la chaleur et la neige, les thuyas, l'oseille et les logan berries... Le cidre et la traite des vaches, l'aviron sur le lac voisin, la mobylette, les rires, l'espoir du premier baiser, le vent qui apporte le son saccadé du rapide Paris-Brest...

Ces odeurs d'herbe mouillée et d'humus, ces sons cristallins, ces frôlements de joue, ces centaines de kilomètres à vélo, ces croisements de regards vite détournés, Paul s'en souvenait comme si cet espace sensoriel l'avait quitté juste ce matin. Un espace qui l'avait à jamais marqué, construit, comme on pose durablement les fondations d'un être.

Ce ne sera désormais plus que des souvenirs profondément enfouis, impossibles à transmettre, à palper, à expliquer. La maison devenue ruine vient d'être vendue, et avec elle une partie de la mémoire de cette enfance à la fois heurtée et insouciante, joyeuse et grave. Une vraie école de la vie.

Paul regarda les quelques photos qui lui restait de ce temple si rarement pris en cliché. Il choisit celle-ci, accessible à sa seule mémoire, à travers l'écran troublé de ses larmes d'ancien enfant.


(c) photo JMR 2010


Ar Meilher, Les pensées du meunier.

vendredi 15 janvier 2010

Histoire pour adultes

Je viens de lire la presse. Je me sens mal. Un article discret, dans le coin modeste d'une  page de mon quotidien mondial, a attiré mon attention. Je n'en reviens toujours pas, et pourtant l'auteur n'est pas un plaisantin. Je viens de réaliser ce qu'a pu vivre Paul (c'est le pseudo choisi par le journaliste pour protéger l'intéressé) chaque jour.

Paul vivait chez ses parents, avec ses nombreux frères et sœurs, dans le quartier bourgeois d'une grande ville d'Europe. Dès l'âge de six ou sept ans, cet enfant est battu avec constance et minutie par un de ses frères aînés. Chaque jour, après le repas du soir, dans l'obscurité de la chambre des garçons et à quelques mètres seulement de la salle-à-manger familiale où les parents s'attardent pour bavarder. Un peu de bruit dans le couloir, celui des frères et sœurs qui débarrassent sans conviction la table du dîner. Table débarrassée ou non, cette pièce restera profondément laide et petite. Ces cliquetis de fourchettes et de couteaux que l'on ramasse viennent opportunément couvrir le bruit sourd des coups de poing que Paul reçoit sur l'épaule. Des coups forts donnés par un frère de treize ou quatorze ans, mais qui ne laissent pas de trace. Le T-shirt de l'enfant amortit l'impact. Tout cela fait silencieusement très mal, mais ne se verra pas.


Chaque soir, Paul est convoqué par son bourreau. Chaque soir, il se rend docilement à la convocation. Chaque soir, les parents restent un peu attablés. Chaque soir, les enfants débarrassent la table avec la même résignation, dans l'ignorance réelle ou supposée du petit drame qui se joue dans la pièce d'à-côté. Chaque soir, Paul sèche ses larmes avec sa manche de pull. Il ne faut pas de traces. C'est une condition paradoxale pour que la violence du jour puisse cesser. Pas de traces de coup, pas de cris, pas de larmes, pas de plainte auprès des parents. Paul croit à ces conditions, il croit à la parole de son bourreau parce que c'est son frère. Et il se met chaque soir à espérer.


Parfois, tel soir, il y a relâche. L'ombre du grand frère se faufile dans le couloir et franchit silencieusement la porte de l'appartement. Le loup est ainsi dehors chaque jeudi soir, et c'est pour l'enfant un infini soulagement. Ce sont là hélas des trêves trop rares et trop courtes.
Dès le lendemain, Paul se rend à sa nouvelle convocation. Il n'en connaît pas le motif, ce qui ajoute à son désarroi. Les reproches sont pourtant clairs : il a transgressé un interdit connu de lui. Le plus souvent, c'est parce qu'il a mangé du pain beurre au dîner, ce met de choix que l'on se dispute sans doute dans les familles bourgeoises. Une autre fois, c'est parce qu'il a parlé un peu, il a bien répondu à une question d'école posée par le père, il s'est montré curieux de quelque chose. Paul ne comprend pas, il ne voit pas où est le mal. Simplement, il sourit moins, il parle moins, il réussit moins bien à l'école. Son enfouissement programmé en silence lui procure des tics nerveux. A dix ans, il pisse encore au lit et sa mère rouspète parce que ça fait encore des draps à laver. Il y a bien un  lave-linge, mais le sèche-linge est en panne depuis plus de douze ans.
Le scenario se reproduit à l'identique durant de longs mois, de longues et interminables années.


Avec l'âge, Paul ose prendre de l'assurance. Pas au point de se rebeller cependant contre des scènes que, désormais, d'autres frères connaissent. Un jour pourtant, il rassemble ses forces et va trouver sa mère pour lui relater sa souffrance avec pudeur, en se censurant en grande partie sur la triste réalité parce que dans les familles bourgeoises, on ne dit pas tout et un garçon de dix ans doit maîtriser ses émotions. Il s'est senti plus fort, il a dû saisir une occasion, il ne se souvient plus, et il est allé raconter un peu les choses.
Mais c'était croire au paradis, un peu comme au caté où il allait. Sans doute jugée invraisemblable, cette histoire de gamin put librement se poursuivre pendant longtemps encore. Les seules traces s'en trouvaient dans le cœur, jamais sur les épaules ou sur les joues.


Il fallut une révolution, qui vint enfin, pour mettre un terme très involontaire au calvaire de l'enfant : l'accès du grand frère à une nouvelle chambre, une vraie chambre, comme en ont tous les ados des familles bourgeoises.
Car en effet, le journaliste nous apprend en fin d'article que le frère violent attendait chaque soir, pendant qu'il s'en prenait à son cadet, que la salle-à-manger soit enfin libérée. C'est là, dans l'odeur des reliefs de repas, près d'un plancher jonché de miettes diverses, qu'il allait passer la nuit dans un méchant lit pliant coincé entre la table et le mur.


Paul a été retrouvé récemment à plusieurs centaines de kilomètres de son appartement d'enfance, alors que chacun le croyait disparu. Bien sûr, il a beaucoup changé et même ses nombreux frères et sœurs ne le reconnaîtraient pas facilement. Mais il n'a rien oublié. Il attend encore aujourd'hui les excuses de son bourreau d'alors, et, si elles ne viennent pas, il se dit qu'il ira les chercher. Il n'a que faire des problèmes de chambre à coucher du grand frère. Il a seulement en tête les chocs à l'épaule, la douleur, le regard haineux de l'adolescent coupable, le silence prudent des frères et sœurs, et plus encore celui de ceux dont il aurait dû obtenir l'aide la plus absolue. Aujourd'hui, ce n'est pas seulement la trahison passée des grandes personnes qui lui fait encore mal. C'est simplement, et surtout, l'oubli.
Il a encore envie de parler, de dire des choses graves, mais il a depuis longtemps et définitivement perdu toute confiance auprès des adultes, notamment de ceux dont le rôle est de protéger. Il paraît que, devenu adulte à son tour, c'est plutôt aux enfants qu'il aurait envie de parler aujourd'hui.

C'est un peu fou, ces histoires de bonne famille. Celle-ci, perdue dans les faits divers de mon journal, m'a occupé un peu pendant que j'attendais sur le quai de la gare un train qui n'est jamais venu.

[à suivre]

Ar Meilher, Histoire de Paul.