dimanche 26 avril 2015

Memory

Paul regardait la télé sans conviction, comme à chacune des rares fois où il le faisait. Cette lucarne lui renvoyait les échos d'un Monde qui ne fonctionne plus, et en même temps les besoins légers et superficiels d'une population qui ne veut plus entendre que tout va mal.

En ce dernier dimanche d'avril, ses pensées empruntaient des chemins tortueux. Beaucoup d'incompréhension stagnait dans son esprit, à l'évocation de la Shoah et de la libération des camps d'extermination, renforcée cette année par le centenaire du génocide arménien. Une incapacité à comprendre la juxtaposition de l'indicible horreur avec le fait qu'elle fut commise par des représentants de l'humanité. Que des personnes cultivées, érudites et soucieuses de vérité, comme son propre père, aient pu nier l'évidence, le faisait sombrer dans un abîme de perplexité sur le mécanisme humain. Cela le renvoyait à des propos entendus quand il était enfant, sur les Juifs et sur les Arméniens. Des phrases terribles qu'il s'efforçait d'oublier et de piétiner, comme on le fait d'une bête immonde qui tente inlassablement de ressortir la tête du tas d'ordure qui l'a vue naître.

Mais il y eut pire encore que d'avoir tenté d'exterminer des peuples, se disait-il. Il y eut la volonté de faire en sorte qu'ils n'aient pas même existé. La disparition des corps par incinération ou par enfouissement dans d'immenses fosses communes trahissait la volonté de faire disparaître toute trace d'existence antérieure.

Le devoir de mémoire est là devant nous, comme une évidence. Il ne rendra pas la vie aux hommes et aux femmes, juifs, arméniens, tziganes, homosexuels, à qui elle fut retirée au seul motif qu'ils étaient juifs, arméniens, tziganes, homosexuels. Mais ce devoir nous rappellera inlassablement qu'ils ont existé.

Paul se rassura en se disant que les générations actuelles et futures auront à cœur de déployer cette mémoire sur le parcours des années et siècles à venir. Il ralluma sa télé, et prit en cours de route une émission sur l'Histoire des Chaldéens et des chrétiens d'Irak.

Yann, Soñjoù.


dimanche 5 avril 2015

Joyeuses Pâques ?

Paul prenait son temps. Un jour de Pâques, il estimait pouvoir s'offrir ce luxe-là. Pendant que le café se faisait doucement, il prit son journal numérique du jour. Très vite, un article attira son attention.

Il apprît qu'à Rennes aujourd'hui, des centaines d'enfants avaient attendu avec impatience le lancement d'une grande opération. Aux aguets, beaucoup d'entre eux avaient scruté d'avance les lieux où ils auraient, dans quelques instants, le plaisir de capturer, en cette journée de Pâques... des figurines Lego.

Des familles étaient venues de toute la ville, et même au-delà. Une maman de Noyal-sur-Vilaine avait levé de force sa progéniture pour profiter de l’événement. Quelles menues violences ne commettrait-on pas pour faire le bonheur des enfants malgré eux ?

Las ! Le désarroi était au rendez-vous, et la colère des uns s'était mêlé au désespoir et aux yeux embrumés des autres : tous avaient du se résigner, après des heures d'espoir léger, à la cruelle réalité. Des figurines Lego, il avait du y en avoir, mais assurément des lève-tôt peu scrupuleux les avaient déjà prélevées avant le début officiel de l'ouverture de la chasse. Un braconnage parental, méthodique et efficace, avait fait disparaître tout espoir pour ces centaines d'enfants de revenir dans leurs chambres avec le moindre trophée.

"Mon fils adore Ninja. Nous sommes venus de Châteaubourg exprès pour la chasse aux œufs : c'est vraiment très décevant et très mal organisé", raconte Isabelle, venue avec ses 3 enfants, au correspondant de Ouest-France présent pour couvrir l’événement. "20 km pour des pleurs et une organisation lamentable...extrêmement déçus par la marque" ajoute Valérie visiblement très remontée contre les organisateurs et la marque de figurines.

Paul posa sa tablette. Il se demanda si certaines mamans n'en viendraient pas à porter plainte contre Lego  pour cette organisation déplorable. Ou si, plus simplement, certains élus généreux avec l'argent des autres n'en viendraient pas à subventionner une nouvelle opération pour soulager les enfants et contenter les mères. Après tout, le bonheur était un droit et il était normal que les pouvoirs publics veillent à sa réalisation, puisqu'une fois de plus on ne pouvait pas faire confiance au capitalisme.

Il se rappela, en entendant le bourdon de la cathédrale, que la fête de Pâques avait quelque chose à voir, peut-être, avec le Ciel. Peut-être encore ? Il ne pouvait pas ôter de ses pensées cet incident ridicule qui avait hélas mobilisé inutilement l'espoir de quelques centaines d'enfants. Quelle image de cette journée, quel sens de cette fête devaient avoir les familles pour en arriver à de telles errances ? Visiblement, les œufs de chocolat ne suffisaient plus, et la bête commerciale avait tenté sans gloire d'aller plus loin.

Entre les œufs et les figurines de Lego, la fête de Pâques était devenue une manifestation païenne, un jour comme un autre, de consommation et de repos. Paul, qui était en pleine forme aujourd'hui, se demanda si un syndicat ne demanderait pas un jour que Pâques soit situé en semaine. Il n'était pas juste que cette fête, située un dimanche, n'autorise pas de repos complémentaire.

Il se souvient alors que le lendemain, le fameux "lundi de Pâques", était férié. Il se rassura pour les syndicats. Et se demanda qui pouvait bien savoir pourquoi ce lendemain était férié. Il pensa que, peut-être, certaines familles en profitaient pour garder au lit les enfants malades des indigestions de la veille. Si Pâques était commercial, le lundi serait médical...

"Et Dieu dans tout ça ?", se demanda-t-il en entendant de nouveau le bourdon de la cathédrale. A quoi bon évoquer la résurrection du Christ, face au poids des confiseurs et de l'industrie du jouet ?

La sécularisation, cette césure voulue pour séparer le religieux de la sphère publique, avait fait son oeuvre. Paul se demanda pourquoi, dans ce cas, la société avait conservé les fêtes religieuses au calendrier de chacun d'entre nous. Ces dates maintenues dans l'environnement public, voyaient leur sens se déliter.

Qu'en sera-t-il demain ? Paul ne se faisait guère d'illusion. Il savait que les religions sont fortes quand elles s'appuient sur des cultures qui leur donnent la force et l'inspiration. Il savait que, lorsque les églises et les cathédrales seront définitivement vides le jour de Pâques, il y aura des gens à demander l'arrêt de ce bourdon qui réveille inutilement les enfants. Tout au plus gardera-t-on, loin de la ville, un clocher numérique à l'entrée d'un écomusée pour que les jeunes générations découvrent... quoi au juste ?

André Malraux avait prétendu que le vingt-et-unième siècle serait religieux, ou ne serait pas. Même si l'auteur avait vaguement contesté avoir prononcé cette phrase, Paul se dit que l'écrivain avait ouvert la voie à deux hypothèses, sans qu'il soit possible encore d'en valider une. Le religieux, paradoxalement, inondait désormais les médias et désertait la culture.


Yann, Soñjoù.