dimanche 26 juin 2011

Langue unique


Julien rentre du collège. Comme chaque jour, il est fourbu. Il a beaucoup donné, compte tenu de ce qu'il pense devoir donner.

- J'ai une prof, elle est craignos, dit-il en ouvrant un grand coca qu'il ne finira pas, faute de bulles à la fin. Elle parle trop avec des mots que je kife pas trop. Imagine, elle dit "A ç'tantôt". Elle a des mots trop pourris qui craignent un max. Pourquoi elle dit pas "à ç'taprème" ? Limite, elle pourrait dire "A cet après-midi", comme les vieux. Pourquoi elle parle pas comme tout le monde ? C'est trop nul.

La mère de Julien écoute son fils. Elle sait que "tantôt" se dit encore parfois chez certains d'entre nous, qui ne seront bientôt plus très nombreux. Elle se demande si, avec seulement 250 à 400 mots, en effet, on ne pourrait pas s’entendre tous. Bien sûr, il faudrait se limiter en nuances. Mais pour bouffer, dormir et faire chier son voisin, ça pourrait suffire.

Ar Meilher, Les pensées du meunier.

vendredi 24 juin 2011

On Chesil beach

Un jeune couple de fiancés, qui vient juste de se marier. Edward et Florence ont su respecter jusqu'à ce jour les règles élémentaires du flirt, des fiançailles, du mariage. Ils arrivent naturellement vierges à leur nuit de noces.

Nous sommes dans l'Angleterre du début des années 60, avec ses préjugés et ses tensions culturelles et sociales. Quelque part entre l'austérité victorienne dominante des familles éduquées et bien-pensantes, la spontanéité un peu rustre d'un jeune instruit en mal de reconnaissance dont l'attitude trahit pourtant l'origine rurale, et l'arrivée prochaine, que l'on imagine, de la déferlante culturelle et de la libération sexuelle de la fin de la décennie.

Une nuit. Une seule nuit aura suffit à rompre définitivement ce couple, traversé puis brisé par les attentes sociales et physiques accumulées et incomprises de chacun, par les malentendus, par les rancœurs , par les règles du savoir-vivre, par la conception de ce que chacun se fait de l'amour.

Cette explosion, cette combustion si rapide de tant de promesses vaines et sincères, conduit Edward et Florence à déchirer l'avenir qu'ils avaient dessiné, chacun dans sa tête. Une seule maladresse aura eu raison d'un lien que l'on croyait noué pour la vie. Cette déchirure, la nuit sur la plage de Chesil, apparaît étrangement  aussi inattendue que normale.

L'écriture de Ian McEwan est brillante, précise, ciselée. Ce roman (Sur la plage de Chesil, éd. Gallimard) se lit d'une traite. Il est un collier magnifique d'accélérations et de lenteurs calculées.

"Lorsqu'il pensait à elle, il n'en revenait pas d'avoir pu laisser partir cette jeune femme et son violon. A présent bien sûr, il se rendait compte que sa proposition de s'effacer pour lui laisser sa liberté était assez insensée. Elle voulait juste avoir la certitude qu'il l'aimait, être rassurée, l'entendre dire que rien ne pressait puisqu'ils avaient la vie devant eux. Avec de l'amour et de la patience - si seulement ils avaient avoir pu les deux en même temps -, sans doute auraient-ils surmonté cette épreuve ensemble. Qui sait alors quels enfants jamais nés auraient pu avoir leur chance, quelle gamine avec un bandeau dans les cheveux aurait pu devenir sa fille chérie ? Voilà comment on peut radicalement changer le cours de sa vie : en ne faisant rien. Sur la plage de Chesil il aurait pu appeler Florence, s'élancer pour la rattraper. (...) Au lieu de quoi il était resté là, glacial et muet, sûr de son bon droit, dans ce crépuscule estival, à la regarder fuir le long de la grève, tandis que le bruit de sa course laborieuse se perdait dans celui du ressac, jusqu'à ce qu'il ne reste plus d'elle qu'un point flou, toujours plus petit, sur l'immense route de galets, droite et luisante dans la lumière blafarde. "
Ar Meilher, Les pensées du meunier.

jeudi 2 juin 2011

La libellule et le philosophe

 

Alain Cugno est un homme divisé en deux parties jumelles, que tout oppose mais qu'il se propose de réconcilier : il est à la fois philosophe et naturaliste.

La libellule et le philosophe (éd. L'iconoclaste, 2011) est un écrit difficile à définir.C'est à la fois un carnet d'observation des Odonates et autres libellules dont il s'est fait une passion, mais aussi un recueil de pensées philosophiques issues des formes, de la biologie, des comportements de ces insectes des mares et des rivières.

L'exercice était risqué. Le danger, incomplètement évité, était de décevoir le lecteur potentiel, en philosophant à la petite semaine tout en laissant le naturaliste sur sa faim. Bref, à courir en vain deux lièvres à la fois et à tenir des propos simplifiés et approximatifs.

Alain Cugno s'en sort plutôt assez bien, et c'est finalement une heureuse surprise.
Le naturaliste devra sans doute fermer les yeux avec bienveillance sur des considérations qui n'engagent que l'auteur. Non, le naturalisme ne peut être réduit à la taxonomie, même si elle en constitue un préalable nécessaire : savoir de quelle espèce on parle est certes indispensable, mais n'impose pas de devoir se limiter au seul exercice délicat et souvent aride de la détermination. Le naturalisme d'aujourd'hui va plus loin que  l'Histoire Naturelle de nos grands-parents, et comprendre l'organisation de la vie végétale, par exemple, va heureusement au-delà des longues et hasardeuses séances de consultation de la Flore de Gaston Bonnier. Sauf à faire de l'amoureux du vivant un médecin légiste malgré lui des plantes et des animaux.

Mais l'ouvrage contient des réflexions belles et sensibles. L'évocation de la vie de ces insectes vifs en couleurs, toujours en mouvement, fins comme des aiguilles de métal, faussement paisibles, à la sexualité si acrobatique, suscite des pages très réussies.

Le vol de la libellule, cette présence qui n'est que parce qu'elle est départ :
En eux [les vols des libellules] en effet, même s'il s'agit d'un inlassable va-et-vient, rien d'autre qu'un départ. Les libellules ne volent pas, elles s'en vont - toujours. Leur présence est leur départ. Elles nous quittent. Ce ne sont pas ceux que nous aimons le moins dont, secrètement, nous attendrons qu'ils s'en aillent parce qu'alors, et alors seulement, nous mesurerons ce qu'ils sont pour nous, au moment même où ils retournent à leur élément, là où ils existent sans nous - don suprême et absolu de leur présence. Et déjà, quand ils sont là, se creuse l’anticipation de leur absence.
La métamorphose des Odonates, si spectaculaire (la larve, carnassière et hideuse, vit plusieurs années au fond de l'eau avant de sentir l'appel de l'air et la nécessité de se transformer en libellule) est une occasion réussie d'évoquer l'origine même de la perfection. 
[Contrairement aux Lépidoptères qui connaissent une transformation radicale de chenille en imago] les libellules ne connaissent pas ce moment d'absolue confusion d'où renaître. On ne peut pas désigner le processus qui permettrait d'identifier leur origine. Elle ne naissent pas de la larve, puisqu'elles l'emportent avec elles, si l'on peut dire. elles n'en sont pas non plus la simple transformation, puisqu'elles abandonnent sur place ce qu'elles furent. Il faut se rendre à l'évidence : elles naissent d'un ailleurs qui est leur propre perfection. (...) C'était assurément ce qu'il y avait de plus émouvant dans mon métier de professeur : assister à l'éclosion d'étudiants naissant, parfois en plein cours, parfois à l'occasion d'une dissertation, à leur propre pensée. (...) Une certitude alors : il (elle) ne provenait pas, ne provenait plus, de son enfance telle que l'avaient connue ses parents (ni de mon enseignement !) mais d'un ailleurs qui était sa propre perfection.
Quant à la promesse d'éternité, qui est notre quête de vie, Alain Cugno nous en assure :
(...) la gloire éphémère des libellules, identique de saison en saison, promet tout autre chose que la répétition : sous l'apparence de la redite, elle affirme qu'un jour l'éternité sera présente, que ce qui est neuf ne vieillira plus. Déjà, toute la nouveauté des saisons prochaines vole en même temps que chaque couple de libellules.
Ar Meilher, Les pensées du meunier.