samedi 23 janvier 2010

Mort d'un chauffeur de taxi

Vous, les plus vieux, rappelez-vous. C'était l'année de la sécheresse, du soleil toute l'année, de la chaleur, des étudiants en grève. C'était, quelques années après mai 68 et la fin de la guerre au Viet-Nam, le raz-de-marée de l'amour libre, l'éveil à une vie nouvelle inconnue de nos parents et ancêtres, censeurs et adjudants malgré eux.
L'année 1976 nous offrit à tous beaucoup de bonheurs divers et puissants, beaucoup de certitudes sur l'avènement d'un monde enfin meilleur, sur le triomphe définitif du make love, not war.

Dans cet univers innocent en devenir, les séquelles des soldats perdus de l'Histoire nous marquaient profondément. Leurs cicatrices ouvertes à nos yeux étaient des injures à nos perspectives insouciantes et renforçaient notre haine des Nixon et des Brejnev, et notre compassion pour tous ces GI's embarqués malgré eux dans un enfer qui les avaient transformé en marginaux asociaux, incapables de réussir un nouvel aterrissage sur la planète des vivants.

Martin Scorcese illumina durant des décennies notre souvenir des images de son film culte. Robert de Niro, presque inconnu alors mais déjà magnifique, restera à jamais dans nos têtes l'extraordinaire Taxi Driver rescapé de l'enfer viet minh, se chargeant lui-même en signe de repentance de faire le Bien dans son sillage torturé et de ramener à la vie et à l'amour la très jeune prostituée-enfant, junkie et sous tutelle, incarnée par la sublime Jodie Foster.
Nos idéaux sortaient vainqueurs de ces deux heures d'action sans repos : le complice involontaire des meurtres commis dans sa vie de soudard au Viet-Nam était devenu le Chevalier du Bien, l'adolescente pourrait continuer à faire l'amour, mais sans ses proxénètes égorgés et pour son plaisir personnel tandis que ses parents décalés lui promettaient leur amour et la liberté.

Je viens de revoir Taxi Driver il y a quelques jours. Ce film sonne creux, ses personnages ne sont pas crédibles, son scénario est mièvre et naïf. Quant à de Niro, mon estime pour lui tiendra désormais à des films autrement plus marquants. Son personnage de Travis Bickle est mort pour de bon. Ma vie de meunier se sera chargée de me faire comprendre que rien des idéaux de 1976 n'arrivera jamais.

Ar Meilher, Les pensées du meunier.

Que reste-t-il à découvrir ?


 J'ai découvert un peu par hasard l'œuvre d'Eugenio Recuenco. Il a inventé et réalisé ce que nous, photographes dans la tête, nous avions seulement rêvé. Il nous ouvre une porte vers nos propres mondes, avoués ou non, et nous invite à en franchir le seuil. En marchant sur le sentier de ses photos, oserons-nous partir sans crainte dans notre découverte intérieure ?

J'ai parfois pensé que la photographie avait été entièrement épuisée et qu'elle avait rendu depuis longtemps son dernier souffle inspiré. J'ai souvent craint qu'il ne nous restait plus qu'à nous satisfaire de récurrences parfois talentueuses. Eugenio Recuenco nous prend par la main pour nous rassurer et nous montrer le contraire.

Ar Meilher, Les pensées du meunier.

vendredi 15 janvier 2010

Histoire pour adultes

Je viens de lire la presse. Je me sens mal. Un article discret, dans le coin modeste d'une  page de mon quotidien mondial, a attiré mon attention. Je n'en reviens toujours pas, et pourtant l'auteur n'est pas un plaisantin. Je viens de réaliser ce qu'a pu vivre Paul (c'est le pseudo choisi par le journaliste pour protéger l'intéressé) chaque jour.

Paul vivait chez ses parents, avec ses nombreux frères et sœurs, dans le quartier bourgeois d'une grande ville d'Europe. Dès l'âge de six ou sept ans, cet enfant est battu avec constance et minutie par un de ses frères aînés. Chaque jour, après le repas du soir, dans l'obscurité de la chambre des garçons et à quelques mètres seulement de la salle-à-manger familiale où les parents s'attardent pour bavarder. Un peu de bruit dans le couloir, celui des frères et sœurs qui débarrassent sans conviction la table du dîner. Table débarrassée ou non, cette pièce restera profondément laide et petite. Ces cliquetis de fourchettes et de couteaux que l'on ramasse viennent opportunément couvrir le bruit sourd des coups de poing que Paul reçoit sur l'épaule. Des coups forts donnés par un frère de treize ou quatorze ans, mais qui ne laissent pas de trace. Le T-shirt de l'enfant amortit l'impact. Tout cela fait silencieusement très mal, mais ne se verra pas.


Chaque soir, Paul est convoqué par son bourreau. Chaque soir, il se rend docilement à la convocation. Chaque soir, les parents restent un peu attablés. Chaque soir, les enfants débarrassent la table avec la même résignation, dans l'ignorance réelle ou supposée du petit drame qui se joue dans la pièce d'à-côté. Chaque soir, Paul sèche ses larmes avec sa manche de pull. Il ne faut pas de traces. C'est une condition paradoxale pour que la violence du jour puisse cesser. Pas de traces de coup, pas de cris, pas de larmes, pas de plainte auprès des parents. Paul croit à ces conditions, il croit à la parole de son bourreau parce que c'est son frère. Et il se met chaque soir à espérer.


Parfois, tel soir, il y a relâche. L'ombre du grand frère se faufile dans le couloir et franchit silencieusement la porte de l'appartement. Le loup est ainsi dehors chaque jeudi soir, et c'est pour l'enfant un infini soulagement. Ce sont là hélas des trêves trop rares et trop courtes.
Dès le lendemain, Paul se rend à sa nouvelle convocation. Il n'en connaît pas le motif, ce qui ajoute à son désarroi. Les reproches sont pourtant clairs : il a transgressé un interdit connu de lui. Le plus souvent, c'est parce qu'il a mangé du pain beurre au dîner, ce met de choix que l'on se dispute sans doute dans les familles bourgeoises. Une autre fois, c'est parce qu'il a parlé un peu, il a bien répondu à une question d'école posée par le père, il s'est montré curieux de quelque chose. Paul ne comprend pas, il ne voit pas où est le mal. Simplement, il sourit moins, il parle moins, il réussit moins bien à l'école. Son enfouissement programmé en silence lui procure des tics nerveux. A dix ans, il pisse encore au lit et sa mère rouspète parce que ça fait encore des draps à laver. Il y a bien un  lave-linge, mais le sèche-linge est en panne depuis plus de douze ans.
Le scenario se reproduit à l'identique durant de longs mois, de longues et interminables années.


Avec l'âge, Paul ose prendre de l'assurance. Pas au point de se rebeller cependant contre des scènes que, désormais, d'autres frères connaissent. Un jour pourtant, il rassemble ses forces et va trouver sa mère pour lui relater sa souffrance avec pudeur, en se censurant en grande partie sur la triste réalité parce que dans les familles bourgeoises, on ne dit pas tout et un garçon de dix ans doit maîtriser ses émotions. Il s'est senti plus fort, il a dû saisir une occasion, il ne se souvient plus, et il est allé raconter un peu les choses.
Mais c'était croire au paradis, un peu comme au caté où il allait. Sans doute jugée invraisemblable, cette histoire de gamin put librement se poursuivre pendant longtemps encore. Les seules traces s'en trouvaient dans le cœur, jamais sur les épaules ou sur les joues.


Il fallut une révolution, qui vint enfin, pour mettre un terme très involontaire au calvaire de l'enfant : l'accès du grand frère à une nouvelle chambre, une vraie chambre, comme en ont tous les ados des familles bourgeoises.
Car en effet, le journaliste nous apprend en fin d'article que le frère violent attendait chaque soir, pendant qu'il s'en prenait à son cadet, que la salle-à-manger soit enfin libérée. C'est là, dans l'odeur des reliefs de repas, près d'un plancher jonché de miettes diverses, qu'il allait passer la nuit dans un méchant lit pliant coincé entre la table et le mur.


Paul a été retrouvé récemment à plusieurs centaines de kilomètres de son appartement d'enfance, alors que chacun le croyait disparu. Bien sûr, il a beaucoup changé et même ses nombreux frères et sœurs ne le reconnaîtraient pas facilement. Mais il n'a rien oublié. Il attend encore aujourd'hui les excuses de son bourreau d'alors, et, si elles ne viennent pas, il se dit qu'il ira les chercher. Il n'a que faire des problèmes de chambre à coucher du grand frère. Il a seulement en tête les chocs à l'épaule, la douleur, le regard haineux de l'adolescent coupable, le silence prudent des frères et sœurs, et plus encore celui de ceux dont il aurait dû obtenir l'aide la plus absolue. Aujourd'hui, ce n'est pas seulement la trahison passée des grandes personnes qui lui fait encore mal. C'est simplement, et surtout, l'oubli.
Il a encore envie de parler, de dire des choses graves, mais il a depuis longtemps et définitivement perdu toute confiance auprès des adultes, notamment de ceux dont le rôle est de protéger. Il paraît que, devenu adulte à son tour, c'est plutôt aux enfants qu'il aurait envie de parler aujourd'hui.

C'est un peu fou, ces histoires de bonne famille. Celle-ci, perdue dans les faits divers de mon journal, m'a occupé un peu pendant que j'attendais sur le quai de la gare un train qui n'est jamais venu.

[à suivre]

Ar Meilher, Histoire de Paul.

vendredi 8 janvier 2010

Los craignos

Ay, caramba !
Je suis le redouté. Non pas le peintre sensible de nos roses, celui dont les œuvres occupent des places de choix dans les livres bourgeois et feutrés. C'est tout l'inverse. Je suis le redouté que l'on craint, le cow-boy qui éructe des ordres méchants, qui tyrannise l'ado et qui effraie l'adulte.
Tenez, tout récemment. Je prête le ranch à des amis, connus et inconnus, pour leur permettre de mieux aborder le toujours difficile passage vers la nouvelle année. L'espace est vaste, la ville est loin, les amis sont entre eux et refont le monde une nouvelle fois, comme nous l'avons déjà refait. Comme leur progéniture, qui n'est pas encore à l'étude, le refera surement. Chaque soir, on se rapproche du grand soir. Pour ça, il faut du feu dans la cheminée, de l'eau dans la rivière, des hululements d'oiseaux de proie pour frissonner un peu. Et des bouteilles réconfortantes, précieuses compagnes des hommes en ce trop rare genre d'occasion, devant tant d'inconnu et d'angoisses en germe.
Cette mise à disposition bien naturelle n'appelait rien de particulier. Elle était source d'un bonheur simple, celui de savoir que d'autres sont heureux, juste parce que vous y avez un peu contribué.

Crash à l'atterrissage. Il n'y aura pas de mot gentil, pas de message, pas même de signal subliminal. La vacheté de la vie, c'est l'univers du cow-boy. Il ne le savait pas, ce gardien de vaches et de moulin, mais il aurait dû, ça lui aurait évité de nouvelles ecchymoses : il est tellement craint qu'on ne lui dira pas la vérité. La vérité vraie et nue. Non pas que son banc de bois a été cassé dans l'enthousiasme bien innocent des ardeurs de la St-Sylvestre. C'est là une vérité négligeable, comme un genre de cotisation involontaire et supplémentaire à la fête des autres.
Non, la vérité est que le meunier n'est pas un gentleman farmer : c'est un tyran qui ose exiger des innocents qu'ils aillent fumer dehors, ou encore qu'ils veillent à couper le chauffage au départ des convives. 
A ce régime-là, le meunier est même un pervers : il a prêté ses terres pour mieux asservir l'inconnu. Il se croyait généreux, il n'est qu'un égoïste.
Mais surtout, restez à distance et ne le lui dites pas : on vous a dit qu'il fallait le craindre.

Ar Meilher, Les pensées du meunier.