dimanche 3 février 2013

Karen Knorr, ou la clé d'entrée

 Karen Knorr est une photographe américaine qui provoque le spectateur en lui imposant dans ses mises en scène la présence incongrue d'un intrus. Une girafe au musée, un singe au pied de la statue de marbre, un paon dans l'antichambre d'un palais indien...
Les critiques d'art se sont parfois moqué de ces photos dont l'originalité réside principalement dans la présence décalée et parfois facile d'une personne ou d'un animal inattendu introduit dans une scène, par ailleurs assez convenue. La démarche est pourtant plaisante parce qu'elle bouscule et force à chercher une clé au mystère qui s'offre à nos yeux, même s'il est vrai que l'artiste a peut-être parfois abusé du procédé.

Ayan et Layla font connaissance un peu par hasard dans un parc en plein coeur de la ville. En ce dimanche glacial de janvier, le lieu est désert : visiblement, les enfants et leurs parents sont restés au chaud. Très vite, la discussion s'engage sur la lumière du lieu, la couleur des arbres sous la neige, les sifflements timides des premiers merles de l'année.
Layla, jeune femme passionnée par la peinture et la photographie, parvient à convaincre Ayan de visiter le musée voisin, non sans quelques réticences de sa part. -Tu sais, moi et les musées... lui dit-il tout en se laissant entraîner par la jeune femme, par son regard et sa voix, et surtout par sa passion de l'art.

Une fois franchie l'entrée, Ayan réalise que l'exposition risque d'être lassante. Il a toujours eu quelques difficultés avec les expositions permanentes, surtout quand elles sont constituées de tableaux très classiques dans leurs encadrements sévères dégoulinant de dorures. Le couple avance lentement dans les couloirs de marbre, contournant ici et là des potiches ou des statuettes définitivement figées dans ce lieu.

Au moment d'entrer dans la pièce suivante, Ayan s'arrête brutalement et fixe l'embrasure de la porte. Layla, qui a remarqué de loin le mouvement de son ami (est-il vraiment un ami ? cela fait une heure seulement qu'elle le connaît !), s'approche rapidement. Les deux visiteurs sont dévorés du regard par une jeune femme nue, assise en tailleur sur le parquet précieux et imposée dans ce décor kitch par Karen Knorr : ils sont entrés dans le portrait d'une fille, Portrait of a girl.

Karen Knorr  - Portrait of a girl
- Regarde, Layla, ils ont posé une sculpture au sol !
- Oui, c'est une oeuvre parmi les oeuvres, répondit-elle doucement.
- C'est étrange. Elle garde l'entrée des oeuvres suivantes... Comment accéder à la salle que l'on devine derrière elle ?
- Cela dépend de toi, Ayan. 
- Elle semble attendre. Sait-on ce que désirent les oeuvres ?
Layla esquissa un sourire énigmatique.
- Ahah ! Le désir des oeuvres... Je ne te promets pas une réaction de l'icone de gauche... mais en ce qui concerne l'"oeuvre" devant nous, il se peut qu'avec galanterie elle accepte une veste sur ses épaules...
Ayan réfléchit quelques instants. S'il se dévêt pour répondre aux désirs de l'oeuvre, dit-il finalement, le visiteur devient-il oeuvre à son tour ? Et l'oeuvre se mue-t-elle en visiteuse ?

Le jeune homme restait pétrifié par le regard de la sculpture, qui dépassait en intensité celui des visiteurs présents.
- C'est une bonne idée, l'interactif, répondit-elle, il faut un tiers pour observer... et un visiteur consentant et ouvert à l'art nouveau, prêt à des expériences sur lui...
- Il reste à le trouver...
- Ah, toujours cette première fois...
- Oui, toujours. Il serait souvent si simple de passer tout-de-suite à la deuxième fois. Cela faciliterait ici l'initiative du visiteur-oeuvre dans son expérimentation.
- Je ne suis pas sûre, c'est la première fois qui est l'expérience, même avec toute sa maladresse. La suite est déjà du vécu et attire moins les visiteurs....
- Tu as raison, répondit Ayan qui ne savait plus où poser son regard. Je réfléchis à la meilleure façon d'avoir accès à la salle et d'en avoir la clé. Se pourrait-il que cette sculpture me l'offre ?
- On revient au point de départ, tu te souviens, dans le parc. Tu te poses trop de questions... les musées restent décidément trop intellectuels... on rate l'essentiel, la bonne perception de l'oeuvre.
- Oui, mais cette sculpture est elle-même une question. C'est tout sauf intellectuel.
- Alors c'est à nous de nous poser les bonnes questions : quels ressentis, quelles émotions ? L'art me défait de toute inhibition...

Le visage de la jeune femme s'éclairait peu à peu, tandis que la statue de chair fixait intensément Ayan.

- La question est d'abord sensorielle. Je te parle d'émotion, de lâcher-prise, pas de mental. Ayan était un peu contrarié d'être pris par Layla pour un intellectuel de plus. Intellectuel, dans le sens que son amie sous-entendait : le type qui sait tout et analyse tout simplement parce qu'il a fait des études d'art.
- Dire qu'on s'est arrêtés sur une seule oeuvre, soupira Layla. La visite va prendre des jours... L'émotion s'est donné rendez-vous.
- Des jours, oui peut-être... A nous d'en décider. A t'entendre, ça serait une épreuve que de s'émouvoir ? Je connais désormais Karen Knorr grâce à toi. Bon sang, cette présence à l'entrée de la pièce, ce regard ! Faisons simple : cette statue vivante barre notre chemin vers l'autre pièce et nous conduit à chercher une clé d'entrée. Nous sommes en demande, et elle aussi. C'est moins savant que bien des explications, mais c'est plus sensoriel. C'est mon côté études courtes... Et si le lâcher-prise devant une oeuvre valait quelque chose ?
- Ayan, j'ai eu une réaction d'homme visiteur. Si maintenant je reste femme, cette statue ne me dérange pas et je n'ai pas de clés à trouver. C'est si simple d'être une femme ! Imaginons que la statue soit un homme : je ne chercherais probablement pas à visiter le reste, car j'aurais eu la pièce maîtresse de la collection.
- Peut-être le but de l'auteur est-il précisément de jouer avec le visiteur, à chercher le besoin ou non de circuler plus loin dans le musée. Le désir de découvrir la salle suivante s'est transformé en désir de trouver la clé pour y entrer. La sculpture vivante posée devant nous est comme toutes les autres : elle ne se touche pas seulement avec les yeux.
- Il ne faut pas tenter de voir plus loin... en femme je ne vois pas autrement que de me demander où est Adam...ou son gardien.

Tandis que les deux visiteurs poursuivaient leurs échanges, sans trop savoir ce qu'il convenait de faire devant cette oeuvre vivante si énigmatique et désirable, une nouvelle image s'imposa brusquement à eux.


Karen Knorr - The two virgins.


- Regarde ! Un visiteur a enfin trouvé la clé... J'imagine que pour lui, la chercher aura été plus important encore que la trouver. Il a su pénétrer dans la nouvelle salle...
- Il y avait juste à demander à ce qu'elle fasse la visite accompagnée, pourquoi nous n'y avons pas pensé... On a décidément l'esprit étroit !
- Oui, on intellectualise trop. L'autre visiteur a trouvé la clé de la pièce suivante parce qu'il a su aimer la statue pour elle-même, pendant qu'on perdait du temps à deviner ses désirs, ou à tenter de lire les nôtres en miroir. Et Portrait of a girl est revenu à la vie en devenant The two virgins

Yann, Soñjoù ar meilher.