jeudi 2 juin 2011

La libellule et le philosophe

 

Alain Cugno est un homme divisé en deux parties jumelles, que tout oppose mais qu'il se propose de réconcilier : il est à la fois philosophe et naturaliste.

La libellule et le philosophe (éd. L'iconoclaste, 2011) est un écrit difficile à définir.C'est à la fois un carnet d'observation des Odonates et autres libellules dont il s'est fait une passion, mais aussi un recueil de pensées philosophiques issues des formes, de la biologie, des comportements de ces insectes des mares et des rivières.

L'exercice était risqué. Le danger, incomplètement évité, était de décevoir le lecteur potentiel, en philosophant à la petite semaine tout en laissant le naturaliste sur sa faim. Bref, à courir en vain deux lièvres à la fois et à tenir des propos simplifiés et approximatifs.

Alain Cugno s'en sort plutôt assez bien, et c'est finalement une heureuse surprise.
Le naturaliste devra sans doute fermer les yeux avec bienveillance sur des considérations qui n'engagent que l'auteur. Non, le naturalisme ne peut être réduit à la taxonomie, même si elle en constitue un préalable nécessaire : savoir de quelle espèce on parle est certes indispensable, mais n'impose pas de devoir se limiter au seul exercice délicat et souvent aride de la détermination. Le naturalisme d'aujourd'hui va plus loin que  l'Histoire Naturelle de nos grands-parents, et comprendre l'organisation de la vie végétale, par exemple, va heureusement au-delà des longues et hasardeuses séances de consultation de la Flore de Gaston Bonnier. Sauf à faire de l'amoureux du vivant un médecin légiste malgré lui des plantes et des animaux.

Mais l'ouvrage contient des réflexions belles et sensibles. L'évocation de la vie de ces insectes vifs en couleurs, toujours en mouvement, fins comme des aiguilles de métal, faussement paisibles, à la sexualité si acrobatique, suscite des pages très réussies.

Le vol de la libellule, cette présence qui n'est que parce qu'elle est départ :
En eux [les vols des libellules] en effet, même s'il s'agit d'un inlassable va-et-vient, rien d'autre qu'un départ. Les libellules ne volent pas, elles s'en vont - toujours. Leur présence est leur départ. Elles nous quittent. Ce ne sont pas ceux que nous aimons le moins dont, secrètement, nous attendrons qu'ils s'en aillent parce qu'alors, et alors seulement, nous mesurerons ce qu'ils sont pour nous, au moment même où ils retournent à leur élément, là où ils existent sans nous - don suprême et absolu de leur présence. Et déjà, quand ils sont là, se creuse l’anticipation de leur absence.
La métamorphose des Odonates, si spectaculaire (la larve, carnassière et hideuse, vit plusieurs années au fond de l'eau avant de sentir l'appel de l'air et la nécessité de se transformer en libellule) est une occasion réussie d'évoquer l'origine même de la perfection. 
[Contrairement aux Lépidoptères qui connaissent une transformation radicale de chenille en imago] les libellules ne connaissent pas ce moment d'absolue confusion d'où renaître. On ne peut pas désigner le processus qui permettrait d'identifier leur origine. Elle ne naissent pas de la larve, puisqu'elles l'emportent avec elles, si l'on peut dire. elles n'en sont pas non plus la simple transformation, puisqu'elles abandonnent sur place ce qu'elles furent. Il faut se rendre à l'évidence : elles naissent d'un ailleurs qui est leur propre perfection. (...) C'était assurément ce qu'il y avait de plus émouvant dans mon métier de professeur : assister à l'éclosion d'étudiants naissant, parfois en plein cours, parfois à l'occasion d'une dissertation, à leur propre pensée. (...) Une certitude alors : il (elle) ne provenait pas, ne provenait plus, de son enfance telle que l'avaient connue ses parents (ni de mon enseignement !) mais d'un ailleurs qui était sa propre perfection.
Quant à la promesse d'éternité, qui est notre quête de vie, Alain Cugno nous en assure :
(...) la gloire éphémère des libellules, identique de saison en saison, promet tout autre chose que la répétition : sous l'apparence de la redite, elle affirme qu'un jour l'éternité sera présente, que ce qui est neuf ne vieillira plus. Déjà, toute la nouveauté des saisons prochaines vole en même temps que chaque couple de libellules.
Ar Meilher, Les pensées du meunier.



 

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