Que j'avais de si près tenus
Et tant aimés
Ils ont été trop clairsemés
Je crois le vent les a ôtés
L'amour est morte
Ce sont amis que vent me porte
Et il ventait devant ma porte
Les emporta
Avec le temps qu'arbre défeuille
Quand il ne reste en branche feuille
Qui n'aille à terre
Avec pauvreté qui m'atterre
Qui de partout me fait la guerre
Au temps d'hiver
Ne convient pas que vous raconte
Comment je me suis mis à honte
En quelle manière
Que sont mes amis devenus
Que j'avais de si près tenus
Et tant aimés
Ils ont été trop clairsemés
Je crois le vent les a ôtés
L'amour est morte
Le mal ne sait pas seul venir
Tout ce qui m'était à venir
M'est advenu
Pauvre sens et pauvre mémoire
M'a Dieu donné, le roi de gloire
Et pauvre rente
Et droit au cul quand bise vente
Le vent me vient, le vent m'évente
L'amour est morte
Ce sont amis que vent emporte
Et il ventait devant ma porte
Les emporta
Rutebeuf (1230-1285)
Paul se souvint de ce texte, appris au printemps de sa vie. Jean Pelegri, son professeur de lycée, n'avait pas seulement été un écrivain sensible, si viscéralement attaché à sa terre algérienne et à son peuple. Il avait été pour lui un véritable maître en lui ouvrant une belle route à suivre, celle de la littérature. Paul savait ce qu'il lui devait : la découverte de cet espace immense et encore inconnu, par des mots simples et émouvants, si éloignés des usages scolaires. Au programme de la classe de seconde figuraient les auteurs du Moyen-Age et de la Renaissance. Rutebeuf, bien sûr... Merci, Jean, se dit-il, de me l'avoir fait connaître et comprendre.
Dans l'univers folk des années 60 et 70, les paroles graves de cet auteur si actuel avaient résonné à ses oreilles par la voix de Joan Baez, souvenirs encore si présents en ce début de froidure de l'âme.
Paul avait pensé durant toute sa vie que son hiver serait tardif et long. Pourtant, les signes qu'il percevait depuis quelques années, et qu'il avait trop longtemps enfoui sous les couches successives d'un quotidien qui le dévorait, ne laissaient planer aucun doute. Qu'étaient ses amis devenus ? Emportés par le vent, tous l'avaient quitté. Chacun à sa façon, ils avaient disparu de l'univers qu'il s'était construit avec eux. Certains vivaient encore probablement sur notre planète commune, car un ou deux mails annuels signaient leur présence quelque part. Il savait que d'autres avaient déjà franchi la Grande Porte. Un arrachement injuste que Paul n'admettait pas.
Il n'avait pas vu venir le vent d'hiver. Il s'était forgé une cuirasse suffisante pour l'affronter. Mais dans son entreprise, il n'avait pas perçu que cette protection et le soin qu'il avait mis à la façonner allaient précipiter sa solitude. Oui, Paul avait tant aimé ses amis disparus... Ils n'étaient plus clairsemés, comme aurait dit Rutebeuf. Il ne restait devant lui qu'une place froide, immense et vide.
A Paola, il avait dit : " Je voudrais seulement savoir pourquoi tu ne veux plus me parler. Je me blinde pour survivre, mais ça ne pourra pas durer."
Pour toute réponse, il avait eu un long silence.
- Pourquoi ? avait-il répété avec insistance.
- Pourquoi quoi ? lui avait-elle répondu.
Yann, Soñjoù ar meilher.