jeudi 30 août 2012

Deux années de cendres (1).

Près du quartier latin, à l'ombre des marronniers du jardin du Luxembourg et à quelques centaines de mètres de la fontaine Médicis, source de romance et promesse de volupté, l'humanisme des lettres et l’universalisme des sciences se répandent comme une évidence. Des siècles de pensées lumineuses, des trajets heurtés de savants, d'écrivains et de peintres ont façonné ici une âme collective qui nous observe et qui nous prend. Nous sommes, pour qui veut s'y rendre sensible, visités par la force des poèmes de Rainer Maria Rilke écrits rue Toullier et la puissance des sculptures de Zadkine enfantées rue d'Assas. Nous sentons rue d'Ulm la présence toujours vibrante de Marie Curie. En nous recueillant, nous sentons encore ici les vestiges de ce creuset exceptionnel de l'avancée humaine.

Des vestiges seulement hélas... Dans les pas de ces personnes si nombreuses qui ont marqué à jamais le difficile chemin intellectuel et spirituel de l'Homme, se cachent hélas des cuistres et des imposteurs. Entre la rue Saint-Jacques et l'avenue de l'Observatoire, au côté d'hommes et de femmes d'aujourd'hui héritiers de leur génie et dignes de porter leur mémoire, une poignée de prétentieux incompétents s'arroge des droits sur la pensée des autres et se targue de façonner l'esprit humain en prenant en otage, parfois de façon brillante, des adolescents lycéens en quête d'existence.

L'exigence intellectuelle a définitivement déserté certaines salles de classe et de nombreux amphithéâtres. Ce retrait, telle une capitulation, a aussi envahi les bureaux des décideurs de l'enseignement et de la recherche. Le politique, avec son lot de profits éphémères et mesquins, a perverti la pensée et a souillé la vision du destin de ces lieux.

Paul relut une dernière fois un rapport qu'il avait jugé utile d'écrire quand il avait en charge la conduite d'un établissement de ce quartier autrefois béni des lumières.

"Faisant la synthèse de témoignages de personnels, d’élèves et de parents d’élèves, le présent rapport a pour objet de signaler certaines attitudes et pratiques de Monsieur S., professeur certifié de ..., durant la présente année scolaire.
Cette réalité, selon nous indigne d’un fonctionnaire ayant autorité sur des élèves, nous semble suffisamment grave pour justifier la communication de ce rapport en vue d’une action que l'autorité décidera à l’encontre de l’intéressé.
1- Monsieur S. méconnaît gravement le principe de neutralité du service public en exposant à ses élèves ses opinions politiques et en méprisant leurs convictions personnelles.
"Si les positions politiques de Monsieur S. peuvent être connues de certains adultes à l’extérieur de l’établissement ou dans la salle des professeurs, il nous semble inadmissible que ce professeur puisse en faire état devant ses élèves.
Il revendique ses idées politiques en cours, exposant publiquement qu’il est un « marxiste-révolutionnaire », adepte de la révolution permanente.

J’ai dû, dans un récent courrier, lui rappeler son devoir de réserve à l’occasion de la consultation référendaire. Je rappelle que l’année scolaire dernière, Monsieur S. avait incité, dans l’enceinte même de l’établissement, les lycéens à participer à une manifestation contre l’intervention américaine en Irak. Cet agissement avait eu pour conséquence le départ intempestif dans la rue de très nombreux élèves, dont de jeunes collégiens.

Il affiche volontairement aux élèves son refus d’observer une minute de silence en mémoire des victimes du tsunami, pourtant demandée par le chef d’établissement en application d’instructions nationales.

Évoquant le Pape Jean-Paul II, sachant qu’une de ses propres élèves est monitrice à l’aumônerie du lycée, il évoque « ce vieillard sénile et bavochant, véritable loque humaine ».
2- Monsieur S. a exercé une pression morale forte auprès de ses élèves afin qu’ils participent aux récents évènements lycéens.
"Il apparaît que ce professeur a obligé ses élèves à suivre la grève de certains lycéens, les menaçant en leur disant que « si il y a un seul connard dans mon cours, je lui mets un devoir de philosophie de quatre heures », ajoutant que la grève du printemps 2003 lui avait coûté un mois de salaire et qu’il revient aux jeunes de prendre désormais le relais des contestations.

Constatant durant les récents évènements que certains de ses élèves tentaient d’entrer dans l’établissement pour y suivre leurs enseignements, il les culpabilise en leur hurlant : « C’est une honte d’aller travailler ! Ne rentrez pas ! ».

Souhaitant convaincre les élèves hésitants, il tente de les rassurer en leur affirmant que « plus ils font grève, plus le bac sera facile ».

De tels agissements, qui influencent gravement le libre arbitre des individus, sont inadmissibles de la part d’un professeur qui a, par dé
finition, une autorité morale sur ses élèves.
 3- Monsieur S. instrumente les élèves au risque d’engager leur propre responsabilité pénale.
"Le 11 avril 2005 à 8h30, ce professeur tente d'haranguer les lycéens massés devant l’établissement, alors que de nombreux élèves sont déjà entrés, prétextant que la présence de quatre gardiens de la paix sur le trottoir ne lui permettrait pas de faire cours. Quelques instants plus tard, il hurle « Enfoncez la porte ! » à un groupe constitué de quelques élèves et de nombreux individus inconnus qui investit l’établissement en quelques instants, bousculant au passage Madame L., conseillère principale d’éducation. C’est cette intrusion massive, facilitée par l’attitude de ce professeur, qui a conduit à l’occupation des locaux et des toits du lycée et qui a imposé le recours très médiatisé aux forces de l’ordre.

Durant les évènements, il a conseillé aux élèves de venir occuper le lycée jour et nuit. Il a même précisé aux élèves la localisation des logements de fonction des personnels responsables de l’établissement dans le but de les bloquer. En même temps, il affiche ostensiblement et avec duplicité son soutien à la direction de l'établissement qui refuse la présence d’éléments extérieurs et qui met en avant les risques pour la sécurité des personnes et des biens.
4- Monsieur S. adopte en cours un style personnel inadapté à sa mission d’enseignant et d’éducateur.
"Ce professeur utilise volontiers un registre de vocabulaire ordurier. Si une de ses expressions favorites, dans certaines circonstances, est « Il y a une couille dans le pâté ! », d’autres propos du même registre sont également tenus : « Je parle comme je pisse, et bien loin ! », « Je suis une pute ! », « Infaillibilité papale, mon cul ! », « Les garçons, vous devriez chier la honte, putain ! », ce dernier propos étant tenu après qu’une jeune fille ait eu un propos jugé intéressant en cours.

Lors d’une visite au Musée du Louvre, il effleure d’une manière suggestive une statue de Maillol en regrettant qu’elle soit « belle mais froide », puis n’hésite pas à caresser sans vergogne une de ses élèves en ajoutant qu’elle est « chaude et vivante », choquant une partie des élèves.

Monsieur S. s’autorise des attaques ad hominem, appelant toutes les jeunes filles par leur prénom à l’exception d’Hélène qu’il dénomme « Mâdemoiselle Machin». Voulant évoquer une frange de la population « réactionnaire, figée et stupide », ce professeur écrit comme exemple au tableau : « famille Machin».

Il est essentiel de noter que ces humiliations incessantes sont à l’origine d’une souffrance insupportable de l’élève ayant entraîné son départ vers un autre établissement scolaire.
Paul reposa la feuille sur son bureau. Il se dit qu'il tenait là la dernière alerte adressée en vain il y a plusieurs années à l'autorité avant son départ. Jamais celle-ci n'avait pourtant daigné réagir malgré son agitation de façade. Jamais cet enseignant, petit Pol Pot sans envergure et sans scrupules, ne fut inquiété. Jamais ses élèves ne furent mis à l'abri de ses violences morales. L'exigence intellectuelle avait capitulé dans la mollesse des intentions, la faiblesse de l'action, le renoncement au progrès.
Ces souvenirs insupportables, pour qui aime l'école et les élèves, avaient un goût amer et vif. Paul se décida à écrire enfin le parcours de deux de ses années de vie à la tête de cet établissement scolaire, emplies d'espoir mais faites de feu et de cendres, de violence et d'outrages sur le sol de ce quartier qui avait accueilli tant d'humanité avant lui, qui avait enfanté des œuvres intellectuelles parmi les plus essentielles. Le témoignage, sur deux années, de l'imposture et du renoncement.
Yann, Soñjoù ar Meilher.