dimanche 13 mars 2011

Fin d'un royaume (suite)

[Suite de Fin d'un royaume. ]

En s'éloignant lentement de la maison, Paul traversa le terrain en friches qui avait été le lieu de tant de bonheurs simples : cueillir quelques noisettes à point, s'approcher d'un rouge-gorge familier, nourrir nuitamment de quelques papillons un crapaud solitaire... Les chênes avaient beaucoup grandi, les coudriers avaient envahi les clairières entre les grands poteaux électriques désormais inutiles, grandes grues de ciment vainement élancées vers le ciel.

A l'approche du portail rouillé et sorti de ses gonds, barrière émouvante d'un autre temps, Paul aperçut une silhouette connue. Marthe se tenait près de la route, dans un recoin de la haie. Marthe ! Cette ancienne amie, camarade de classe au collège du canton, revenue au village pour quelques jours mais bientôt repartie à son enseignement de latin et de grec ancien.

Une fois passée sa surprise, il lui compta sa vision décalée des ouvrages classiques jonchant le sol vermoulu de la masure à l'agonie. Il lui compta aussi sa tristesse tranquille, sa perception des signaux qu'aujourd'hui encore son père lui adressait trente-deux ans après son départ... Des signaux étonnamment nouveaux, comme s'ils voulaient dire quelque chose qu'il n'avait alors jamais perçu.

Marthe l'écouta avec attention, lui prit la main et lui parla doucement.

- Dans le volume d'Eschyle que tu as vu, dit-elle, il y a Les Perses.  Le chœur , qui a appris du messager la défaite de Xerxès le démesuré et la ruine de l'armée,  évoque au bord de sa tombe, et assez fort pour que l'appel gagne le royaume des ombres, l'âme du bon roi Darios : "M'entend-il le roi défunt, égal aux dieux ? m'entend-il lancer en langue barbare, claire à son oreille, ces appels gémissants, lugubres, où se mêlent tous les accents de la plainte ? Je clamerai haut mes souffrances infinies : du fond de l'ombre, m'entend-il ?" ...
  Paul, tu m'as ramenée à cette rêverie que j'ai parfois du devenir de nos livres après nous, de nos livres qui en effet parlent de nous... à ceux qui nous connaissent. Puissions-nous , lorsque nos livres parleront de nous à notre place, être plutôt des Darios que des Xerxès... Tu devrais lire le roman de Laurent Gaudé "La porte des Enfers". C'est aussi une belle histoire de père et de fils.

Paul sourit à Marthe. La langue barbare, Darios, le royaume défunt... Se pouvait-il qu'il y ait eu un sens exact, comme un acte délibéré, à cet empilement faussement désordonné de livres écornés sur le parquet vermoulu et poussiéreux ? Il la serra contre lui quelques instants, ne sachant plus où il était. Il savait seulement que, malgré la fin de son  apparence matérielle, le royaume était encore présent ailleurs.

Ar Meilher, Les pensées du meunier.

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