samedi 16 mars 2013

Ce sont amis que vent emporte...

Que sont mes amis devenus
Que j'avais de si près tenus
Et tant aimés
Ils ont été trop clairsemés
Je crois le vent les a ôtés
L'amour est morte

Ce sont amis que vent me porte
Et il ventait devant ma porte
Les emporta
Avec le temps qu'arbre défeuille
Quand il ne reste en branche feuille
Qui n'aille à terre

Avec pauvreté qui m'atterre
Qui de partout me fait la guerre
Au temps d'hiver
Ne convient pas que vous raconte
Comment je me suis mis à honte
En quelle manière

Que sont mes amis devenus
Que j'avais de si près tenus
Et tant aimés
Ils ont été trop clairsemés
Je crois le vent les a ôtés
L'amour est morte

Le mal ne sait pas seul venir
Tout ce qui m'était à venir
M'est advenu
Pauvre sens et pauvre mémoire
M'a Dieu donné, le roi de gloire
Et pauvre rente

Et droit au cul quand bise vente
Le vent me vient, le vent m'évente
L'amour est morte
Ce sont amis que vent emporte
Et il ventait devant ma porte
Les emporta
Rutebeuf (1230-1285)

Paul se souvint de ce texte, appris au printemps de sa vie. Jean Pelegri, son professeur de lycée, n'avait pas seulement été un écrivain sensible, si viscéralement attaché à sa terre algérienne et à son peuple. Il avait été pour lui un véritable maître en lui ouvrant  une belle route à suivre, celle de la littérature. Paul savait ce qu'il lui devait : la découverte de cet espace immense et encore inconnu, par des mots simples et émouvants, si éloignés des usages scolaires. Au programme de la classe de seconde figuraient les auteurs du Moyen-Age et de la Renaissance. Rutebeuf, bien sûr... Merci, Jean, se dit-il, de me l'avoir fait connaître et comprendre.

Dans l'univers folk des années 60 et 70, les paroles graves de cet auteur si actuel avaient résonné à ses oreilles par la voix de Joan Baez, souvenirs encore si présents en ce début de froidure de l'âme.

Paul avait pensé durant toute sa vie que son hiver serait tardif et long. Pourtant, les signes qu'il percevait depuis quelques années, et qu'il avait trop longtemps enfoui sous les couches successives d'un quotidien qui le dévorait, ne laissaient planer aucun doute. Qu'étaient ses amis devenus ? Emportés par le vent, tous l'avaient quitté. Chacun à sa façon, ils avaient disparu de l'univers qu'il s'était construit avec eux. Certains vivaient encore probablement sur notre planète commune, car un ou deux mails annuels signaient leur présence quelque part. Il savait que d'autres avaient déjà franchi la Grande Porte. Un arrachement injuste que Paul n'admettait pas.

Il n'avait pas vu venir le vent d'hiver. Il s'était forgé une cuirasse suffisante pour l'affronter. Mais dans son entreprise, il n'avait pas perçu que cette protection et le soin qu'il avait mis à la façonner allaient précipiter sa solitude. Oui, Paul avait tant aimé ses amis disparus... Ils n'étaient plus clairsemés, comme aurait dit Rutebeuf. Il ne restait devant lui qu'une place froide, immense et vide.

A Paola, il avait dit : " Je voudrais seulement savoir pourquoi tu ne veux plus me parler. Je me blinde pour survivre, mais ça ne pourra pas durer."
Pour toute réponse, il avait eu un long silence.
- Pourquoi ? avait-il répété avec insistance.
- Pourquoi quoi ? lui avait-elle répondu.

Yann, Soñjoù ar meilher.

6 commentaires:

  1. La première question est : qu'est-ce que Paul cherche à protéger de si important, de si précieux à ses yeux, derrière cette cuirasse qu'il construit tout autour, ce blindage toujours plus épais ?

    Et seconde question : au final, est-ce que le jeu en vaut vraiment la chandelle ?

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    1. Je pense que Paul représente chacun d'entre nous, en ce qu'il porte à la fois l'amour pour les autres et en même temps les stigmates d'arrachements successifs, comme des injustices et des violences que nous ne méritons pas et que nous n'avons pas le droit d'accepter.
      Chacun d'entre nous, comme Paul, aime et se protège. Je pense que c'est une posture à la fois paradoxale mais très humaine. Paul est partagé entre le silence et la rébellion. C'est peut-être ordinaire finalement ?

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  2. Oui, peut-être est-ce là tout simplement l'expérimentation de la condition humaine. Un processus dynamique sur lequel on n'a aucun contrôle, et qui suit son propre cours, que ça nous plaise ou non. Comme le vent, les nuages et les vagues. Dès lors, en y réfléchissant bien ... à quoi bon s'en préoccuper ?

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  3. Dans cette histoire, j'ai souhaité que Paul puisse croire que l'homme a prise sur sa condition. Que c'est ce qui le sépare du vent, des nuages et des vagues. Paul est un rebelle. A-t-on jamais vu le vent se rebeller ?

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  4. C'est justement parce que Paul se croit séparé du vent et des vagues qu'il est dans une impasse. En s'imaginant extérieur au monde qu'il observe, il ouvre la porte à une douleur sans fin.

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  5. Paul a pourtant conscience d'être une pièce d'un vaste puzzle vivant, qu'il partage avec les éléments de la nature, dont il sait qu'il fait complètement partie.
    C'est lui qui a écrit un poème comme "J'ai aimé" (http://kerangok.blogspot.fr/2011/11/jai-aime-i-loved-it-karet-m-eus.html) ou "Prison fragile" (http://kerangok.blogspot.fr/2011/10/prison-fragile.html)ou encore "Fin d'hiver" (http://kerangok.blogspot.fr/2011/03/dialogue-sans-issue.html).
    Dans mes récits, Paul sait qu'il partage tout avec ses frères et soeurs mésanges, cascades, nuages, granit. Il n'en est pas séparé, il est même plutôt fusionnel avec eux. Mais il vit une condition qu'on appelle humaine, par facilité, et qui le distingue de la mésange ou du loup. Cette condition ne l'oppose pas mais l'identifie différemment.
    Non, je crois plutôt que c'est son humanité (prise au sens de son statut d'humain)qui lui donne la conscience que ses amis le quittent, que nos amis nous quittent. Paul est proche des chênes et des mousses qui sont comme lui les composants de la nature, mais aussi de Rutebeuf qui pleure ses amis disparus.

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