lundi 22 février 2010

Méfions-nous de l'eau qui dort

Le cinéma coréen, comme son cousin du Japon, a construit un art subtil dans lequel tous les sentiments ne forment qu'un ensemble, que notre pensée logique peine à qualifier.
La paix et la violence, l'amour et la haine, la beauté et la laideur ne sont que des valeurs extrêmes d'une même entité du quotidien.

Il faut la sensibilité subtile de Kim Ki-Duk, le réalisateur de l'Ile, pour camper de telles pulsions de mort sur ce lac si calme, si protégé, si simplement beau. Le silence des habitants de passage, la brume sur l'eau dormante, les rencontres d'amants dans ces alcôves flottantes, la patience intemporelle des pêcheurs à la ligne...

Toute cette langoureuse étendue d'eau héberge dans ses bicoques flottantes et sur sa côte une population énigmatique et éphémère, tissant un réseau de forces extrêmes et insoupçonnables. Cet écrin pacifique, niché douillettement au creux des collines d'Extrême-Orient comme le serait un enfant endormi entre les deux seins de sa mère, sera le creuset d'une profonde pulsion d'amour, jusqu'à la folie, le témoin d'une mort silencieuse et terrifiante, comme une lente et évidente déliquescence des corps et des esprits.

 Méfions-nous toujours de l'eau qui dort. Si nous nous penchons à sa surface, nous y voyons la partie cachée et refoulée de notre être, celle que nous voulons ignorer et dont Kim Ki-Duk nous rappelle, dans l'Ile, l'existence absolue.

Ar Meilher, Les pensées du meunier.

jeudi 4 février 2010

Du clapier à l'assiette, le parcours du lapin

Tu as été un bon professionnel, et c'est exactement cela que nous attendions de toi. Comme un pro, tu as rempli ta lourde mission de lapereau : contre la chaleur bienveillante mais provisoire d'une mère attentive, tu as assimilé jour après jour les fibres sucrées du trèfle incarnat et de la luzerne. Ton appétit a été sans faille, et nous t'avons vu progressivement prendre le volume espéré.

Le petit mammifère aux aguets, au nez frémissant et tremblant, chéri des enfants de la ferme toujours prêts à faire un petit détour pour te taquiner avec une paille, s'est mué lentement en un bel adulte placide et musclé. Admiré par ta maman, convoité par quelques femelles du même clapier, tu t'es préparé sans le savoir à une issue professionnelle exceptionnelle : le don de toi, dans la totalité de toi-même.

Un beau matin, on t'a sorti de ta maison trop petite, au grand soulagement de tes frères, de tes sœurs et de tes cousins un peu à l'étroit. Tu croyais alors pouvoir vivre à l'air libre, et profiter du soleil qui appartient à tous. Pourtant, ton professionnalisme t'interdisait de savourer un plaisir si solitaire : il ne serait pas dit que tu serais faible au moment où chacun attendait tout de toi.

On t'a assommé prestement, tu te souviens. Tu sais, le coup qui porte ton nom, que tu n'as pas vu venir et qui t'a définitivement anesthésié. On t'a vidé de ton sang. On t'a enlevé ton beau pyjama de fourrure d'un geste impudique, alors qu'il y avait des gens qui regardaient. Là encore, à ce moment à la fois cruel et réjouissant de ton parcours, tu as su rester un grand professionnel. Tu as offert tes chairs fermes et suaves à la chaleur de la cocotte de fonte émaillée, et tu es resté très longtemps, tel un héros, dans ce sarcophage de métal brûlant.

Ton apothéose fut fêtée dans des assiettes de faïence, sur une table volontairement dressée pour la cérémonie. Les ripailles furent à la hauteur de ce que tu n'avais pas espéré, mais vécu. Elles furent, elles aussi, professionnelles. Ton râble, tes abats, tes cuisses donnèrent lieu à des commentaires de félicité, et même ta tête et sa précieuse matière furent l'objet d'attentions les plus extrêmes.

J'écris cela, lapin, pour qu'on se souvienne.

Ar Meilher, Les pensées du meunier.