mardi 24 juillet 2012

Un droitier contrarié

Paul posa son stylo. Cela faisait deux heures qu'il écrivait, et son poignet gauche lui demandait de ralentir le rythme. Il se leva, alla à la fenêtre et contempla l'étang au fond de la prairie. La surface de l'eau brillait au soleil. Un héron surpris de cette présence soudaine à la fenêtre étira mollement ses ailes et monta très lentement entre les frondaisons.

Pour soulager son "poignet d'écriture", comme il le surnommait parfois, il lui suffisait de changer d'activité. Tous ses gestes en effet, hormis celui d'écrire, étaient réalisés de la main droite. D'après certains, cette particularité lui permettait de mieux exploiter toutes les ressources de son cerveau. D'après d'autres, cela lui permettait selon les situations d'être comptable ou poète. Enfin, quelques connaissances lui certifiaient que cela lui donnait la possibilité d'exprimer à tout instant son animus et son anima, sa part masculine et sa part féminine.

Paul laissait dire tout cela avec un brin d'amusement. Comptable ou poète, on lui disait aussi cela quand il faisait savoir qu'il était poisson ascendant vierge. Quant aux parts respectives d'homme et de femme qui sommeillaient en lui, il en avait une petite idée mais il la gardait pour lui.

La situation n'était pas simple. Paul était donc gaucher mais aussi droitier et bien incapable de couper du papier avec des ciseaux pour gaucher, ou de déjeuner avec des couverts inversés. Pourtant, depuis toujours, il dessinait et écrivait de la main gauche. Depuis qu'il savait se saisir d'un crayon et donner de la couleur à une feuille de papier tristement blanche. Depuis qu'il dessinait des bonshommes têtards, des maisons avec une cheminée qui fume, depuis qu'il écrivait son prénom avec une plume sergent-major copieusement trempée dans un petit encrier de verre encastré dans son bureau d'écolier.

A l'âge de trois ans, Paul avait frôlé de peu son départ de la vie terrestre. Admis aux urgences de l'hôpital St-Joseph avec une fièvre de 42°C, tandis qu'une septicémie lui avait rongé de l'intérieur la tête de son humérus droit. Des microbes travaillaient à la destruction de leur hôte et lui avaient retiré tout mouvement possible de l'épaule droite. Cette avancée rapide de la mort, qui traduisait une excellente santé des bactéries, fut contrariée contre toute attente par l'effet conjugué de l'expérimentation d'un nouvel antibiotique parfaitement inconnu et de la science du Dr Bédouelle. Ce médecin s'attacha durant des années à suivre la renaissance de l'humérus sur les décombres d'un champ de bataille intérieur dont l'issue avait basculé favorablement à la dernière seconde.

Paul savait tout cela. Il se souvenait de la venue des infirmiers, de l'ambulance, des couvertures beiges dans lesquelles on l'avait transporté. Il se souvenait du plafond des couloirs de l'hôpital et de leur réseau de tuyaux, de sa chambre stérile, de la grande vitre à travers laquelle sa famille communiquait. Ceux qui disent qu'on ne peut pas se souvenir de sa vie à trois ans racontent des bêtises.

Mais au-delà de ses souvenirs dont le moindre détail était encore présent, Paul se souvenait surtout qu'il était un droitier contrarié. C'est la mort si proche qui lui avait attribué cette particularité et chaque fois qu'il prenait son stylo pour écrire, ou son crayon pour dessiner, il se rappelait qu'il portait en lui la trace tangible et quotidienne de notre finitude. Comme une présence permanente de bon aloi. Pas un rappel morbide et constant de la mort, non, juste le souvenir dans le poignet gauche que la fin fait elle-même partie de la vie.

Yann, Soñjoù ar meilher.

2 commentaires:

  1. Iskis, reiñ a ra ar c'hoant da lenn pelloc'h! Brav ivez ar skeudenn, dreistordinal even an destenn.

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  2. Trugarez dit, Ólöf. An istor-mañ a zo un istor gwir. Lenn pelloc'h ? Ya marteze, soñjoù nevez a zeu ganin... Istorioù nevez, istor Paol...

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