dimanche 28 novembre 2010

Key West cemetery, the end of a young and sunny life

La pointe extrême de l’archipel des Keys est une île inclassable. Elle est baignée par une eau tropicale dans laquelle se côtoient non sans risques habitants et touristes en mal d’exotisme, scooters des mers pilotés par des jeunes à la peau éternellement bronzée, aux dents toujours brillantes et au portefeuille prochainement plein. D’immenses yachts à l’arrêt, un peu au large, complètent un ensemble que l’on dirait sorti tout droit d’une carte postale un peu facile.

Pourtant, l’extrémité de la US 1st Road apparaît rapidement bien éloignée des images d'Épinal. Cette ancienne terre de pirates a gardé une part de son âme rebelle, face à la société sudiste, catholique, commerçante et bien pensante du reste de la Floride. Dans ce qui a voulu être il y a vingt ans la Conch Republic, en sécession morale contre l’Etat de la Floride, on est loin d’Orlando et de son univers factice et infantile, ou de Miami Beach et de ses starlettes siliconées d’un jour pour séries télévisées.

Quand on est à Key West, on a un peu quitté le continent et déjà mis le pied dans les Caraïbes. On est à la croisée des routes du nord empruntées par les hispanos et créoles de Cuba ou d’Haïti, fuyant ensemble misère et dictature, et de celles guidant vers le sud - dernière escale avant les îles- les paumés ou les exclus de tous les coins du continent nord-américain. C’est un melting pot ignoré par les voyagistes qui préfèrent vous vendre une séance de fishing ou de snorckeling sur la barrière de corail à quelques encablures de là. La mer est si chaude, les poissons si chatoyants !

Il fait pourtant assez froid quand un dimanche matin du mois d’août, après un sévère orage, je pénètre dans le cimetière de l’île. Destination originale pour un visiteur, et pourtant si proche du pouls de la ville. Observer un cimetière n’a rien de sordide : à leur façon, les sépultures nous parlent et témoignent des vivants.
L’espace est encore inondé, les larges allées ne sont que flaques et les tombes s’égouttent lentement. Certaines sépultures sont monumentales. Ce sont de véritables mausolées aux façades noircies par le temps, décorées de sinistres têtes de mort, qui conservent à jamais les corps de quelques rois de la flibuste morts sur la mer ou dans leur lit après une vie entière de saccages, de crimes et de rapines hauturières. Deux cents ans après, les tombes impressionnantes de ces Captain Cortes ou autres De Soto sentent encore la poudre et le rhum.

A l’ombre de ces quelques sanctuaires reposent des milliers de gens ordinaires, inhumés plus récemment dans des tombes conventionnelles. Quelques bibelots militaires, quelques mentions de Captains d’aujourd’hui nous rappellent que Key West est aussi une importante base aérienne.

Au détour d’une allée se découvre une longue alignée de loges funéraires. Ici, les familles n’ont pas souhaité l’inhumation. Une façade de loge m'intrigue de loin : elle est entourée de fleurs fraîches qui témoignent d’un dépôt très récent, peut-être hier. Mais surtout, elle semble décorée d’une multitude de papiers blancs mal fixés, qui bougent dans le vent froid de cette matinée.
Ces papiers sont des feuilles de copie d’écoliers, protégées dans de modestes transparents en plastique pour classeur. Les scotchs se décollent. Rapidement le climat orageux de l’archipel aura raison de ces dizaines de poèmes, décorés naïvement au feutre de couleurs, écrits par une classe entière du lycée de Key West qui hurle sa colère et son chagrin contre l’injustice, contre la perte de leur amie Paula fauchée si tôt par la maladie, contre le SIDA.

Paula que je n’ai pas connue, tu es morte à dix-sept ans dans cette ville de toutes les libertés, de tous les excès, dans ce paradis des gays et des lesbiennes aux couleurs de l’arc-en-ciel, des jeunes friqués et des vieux fauchés, des babas cools en errance depuis les sixties et des marins échoués ici à jamais, des peaux blanches et des peaux brunes, tous ici réunis pour le meilleur et pour le pire. A l’ombre du Sloppy Joe’s et de la mémoire d’Hemingway.

Tu t’es ouverte à la mort par là où tu devais un jour donner la vie.

Les tombes et les urnes qui t’entourent portent cruellement les inscriptions d’une jeunesse qui vit beaucoup, si peu de temps : 25 ans, 28 ans, 16 ans… Près d’un tiers des sépultures avoisinantes conservent la mémoire d’une jeunesse frappée en plein envol !

Elle est donc là aussi, cette Amérique si conquérante, si attirante… Au centre d’un vaste cimetière, dans un îlot mythique, elle témoigne de son impuissance à fournir à chacun les moyens de son rêve : celui d’aimer, passionnément.

 
(c) Ar Meilher,  Le livre des senteurs premières, 2004.

dimanche 14 novembre 2010

Dre stêrioù Babylon...

 
By the rivers of Babylon, there we sat down
ye-eah we wept, when we remembered Zion.

By the rivers of Babylon, there we sat down
ye-eah we wept, when we remembered Zion.

When the wicked
Carried us away in captivity
Required from us a song
Now how shall we sing the lord's song in a strange land

When the wicked
Carried us away in captivity
Requiering of us a song
Now how shall we sing the lord's song in a strange land

Let the words of our mouth and the meditations of our heart
be acceptable in thy sight here tonight

Let the words of our mouth and the meditation of our hearts
be acceptable in thy sight here tonight

By the rivers of Babylon, there we sat down
ye-eah we wept, when we remembered Zion.

By the rivers of Babylon, there we sat down
ye-eah we wept, when we remembered Zion.

By the rivers of Babylon (dark tears of Babylon)
there we sat down (You got to sing a song)
ye-eah we wept, (Sing a song of love)
when we remember Zion. (Yeah yeah yeah yeah yeah)

By the rivers of Babylon (Rough bits of Babylon)
there we sat down (You hear the people cry)
ye-eah we wept, (They need their God)
when we remember Zion. (Ooh, have the power)

jeudi 11 novembre 2010

11 novembre 1918, dernière journée du passé



Trémeur (Côtes-du-Nord), le 11 novembre 1918.


Les feuilles jaunies des chênes et des arbustes tombent au sol et jonchent les chemins de terre et les anciens champs laissés en friche pendant près de quatre ans. Le vent d'ouest pousse la pluie qui détrempe les cours de ferme désertes. Les femmes, mères ou sœurs, épouses ou fiancées, ont porté à bout de bras l'entretien épuisant des terres et des logis. Les landes ont envahi les champs. En l'absence de chasseurs, les renards poussent l'audace jusqu'à venir se saisir en plein jour, au beau milieu des cours de ferme, des quelques volailles restantes.

Les rares hommes encore présents, âgés ou impotents, ont fait ce qu'ils pouvaient pour contribuer bien modestement à l'effort général, en aidant femmes et enfants au soin des bêtes ou à la récolte.

Malgré le manque de temps et d'instruction, on s'efforce de lire ou de se faire lire le journal. On attend.

On attend depuis si longtemps que les hommes reviennent, valides ou blessés, mais vivants. On sait depuis si longtemps qui des enfants de Trémeur ne reviendra pas : les gars des Dineux, six frères fauchés presque ensemble, le fils à Marthe, le mari d'Augustine, celui qui était si costaud et si brave,... En tout pas moins de 70 hommes, dont les corps ont été déchiquetés ou ensevelis vivant sous les tonnes de terre soulevées par les obus.

Le 11 novembre 1918, à Trémeur comme ailleurs et comme chaque jour, le recteur et les fidèles prient pour que le nombre des morts arrête de croître, pour que le mari, le frère, le fiancé, ou l'amoureux secrètement promis revienne de l'enfer qui fait rage dans une région qu'on ne connaît même pas.

Une embellie dans le ciel, et le vent glacé devient soudain le messager qu'on attendait depuis si longtemps, et qui chauffe immédiatement les cœurs : écoutez ! Tendez l'oreille ! Oui, ce sont les cloches de l'église de Languédias, si éloignées pourtant, que l'on perçoit ! Le bedeau de Trémeur a bien sûr immédiatement compris. Il n'a pas le temps de courir à l'église que les cloches de Mégrit se mettent à leur tour à carillonner. 

En quelques instants, c'est le battant de Mathurine, la brave cloche trémeuroise, qui fend l'air d'un son joyeux et métallique. Comme en écho, les clochers de Broons et de Sévignac lui répondent aussitôt et invitent à ce concert spontané ceux de Plénée-Jugon, de Rouillac et de tant d'autres. D'est en ouest, il n'aura fallu que quelques dizaines de minutes pour que la signature de l'armistice dans la lointaine forêt de Rotondes soit connue de tous. A cet instant, on ose encore à peine croire à la fin de cette si longue tragédie.

Dans cette petite commune rurale comme dans les autres, on compte par dizaines les veuves, les orphelins, les mères qui ont perdu un ou plusieurs fils, les fiancées ou les amoureuses en larmes. Le désastre humain est immense, mais on est si heureux de savoir que la Mort a arrêté aujourd'hui sa sinistre récolte. Bien sûr, il faut un coupable, et c'est le Boche qui devra payer. Mais aujourd'hui, on n'y pense pas, l'heure est au soulagement et à la joie.

A Trémeur comme partout, le Monde vient d’entrer dans le XXème siècle et la Grande Guerre, qui ne porte pas encore le nom de 1ère Guerre Mondiale, représente pour chacun la « Der’ des der’ » : la place est à la paix et au progrès. Qui oserait penser alors que sous les cendres des empires déchus couve la braise du cataclysme de demain ?


Ar Meilher, Les pensées du meunier.