jeudi 11 novembre 2010

11 novembre 1918, dernière journée du passé



Trémeur (Côtes-du-Nord), le 11 novembre 1918.


Les feuilles jaunies des chênes et des arbustes tombent au sol et jonchent les chemins de terre et les anciens champs laissés en friche pendant près de quatre ans. Le vent d'ouest pousse la pluie qui détrempe les cours de ferme désertes. Les femmes, mères ou sœurs, épouses ou fiancées, ont porté à bout de bras l'entretien épuisant des terres et des logis. Les landes ont envahi les champs. En l'absence de chasseurs, les renards poussent l'audace jusqu'à venir se saisir en plein jour, au beau milieu des cours de ferme, des quelques volailles restantes.

Les rares hommes encore présents, âgés ou impotents, ont fait ce qu'ils pouvaient pour contribuer bien modestement à l'effort général, en aidant femmes et enfants au soin des bêtes ou à la récolte.

Malgré le manque de temps et d'instruction, on s'efforce de lire ou de se faire lire le journal. On attend.

On attend depuis si longtemps que les hommes reviennent, valides ou blessés, mais vivants. On sait depuis si longtemps qui des enfants de Trémeur ne reviendra pas : les gars des Dineux, six frères fauchés presque ensemble, le fils à Marthe, le mari d'Augustine, celui qui était si costaud et si brave,... En tout pas moins de 70 hommes, dont les corps ont été déchiquetés ou ensevelis vivant sous les tonnes de terre soulevées par les obus.

Le 11 novembre 1918, à Trémeur comme ailleurs et comme chaque jour, le recteur et les fidèles prient pour que le nombre des morts arrête de croître, pour que le mari, le frère, le fiancé, ou l'amoureux secrètement promis revienne de l'enfer qui fait rage dans une région qu'on ne connaît même pas.

Une embellie dans le ciel, et le vent glacé devient soudain le messager qu'on attendait depuis si longtemps, et qui chauffe immédiatement les cœurs : écoutez ! Tendez l'oreille ! Oui, ce sont les cloches de l'église de Languédias, si éloignées pourtant, que l'on perçoit ! Le bedeau de Trémeur a bien sûr immédiatement compris. Il n'a pas le temps de courir à l'église que les cloches de Mégrit se mettent à leur tour à carillonner. 

En quelques instants, c'est le battant de Mathurine, la brave cloche trémeuroise, qui fend l'air d'un son joyeux et métallique. Comme en écho, les clochers de Broons et de Sévignac lui répondent aussitôt et invitent à ce concert spontané ceux de Plénée-Jugon, de Rouillac et de tant d'autres. D'est en ouest, il n'aura fallu que quelques dizaines de minutes pour que la signature de l'armistice dans la lointaine forêt de Rotondes soit connue de tous. A cet instant, on ose encore à peine croire à la fin de cette si longue tragédie.

Dans cette petite commune rurale comme dans les autres, on compte par dizaines les veuves, les orphelins, les mères qui ont perdu un ou plusieurs fils, les fiancées ou les amoureuses en larmes. Le désastre humain est immense, mais on est si heureux de savoir que la Mort a arrêté aujourd'hui sa sinistre récolte. Bien sûr, il faut un coupable, et c'est le Boche qui devra payer. Mais aujourd'hui, on n'y pense pas, l'heure est au soulagement et à la joie.

A Trémeur comme partout, le Monde vient d’entrer dans le XXème siècle et la Grande Guerre, qui ne porte pas encore le nom de 1ère Guerre Mondiale, représente pour chacun la « Der’ des der’ » : la place est à la paix et au progrès. Qui oserait penser alors que sous les cendres des empires déchus couve la braise du cataclysme de demain ?


Ar Meilher, Les pensées du meunier.

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