Paul prenait son temps. Un jour de Pâques, il estimait pouvoir s'offrir ce luxe-là. Pendant que le café se faisait doucement, il prit son journal numérique du jour. Très vite, un article attira son attention.
Il apprît qu'à Rennes aujourd'hui, des centaines d'enfants avaient attendu avec impatience le lancement d'une grande opération. Aux aguets, beaucoup d'entre eux avaient scruté d'avance les lieux où ils auraient, dans quelques instants, le plaisir de capturer, en cette journée de Pâques... des figurines
Lego.
Des familles étaient venues de toute la ville, et même au-delà. Une maman de Noyal-sur-Vilaine avait levé de force sa progéniture pour profiter de l’événement. Quelles menues violences ne commettrait-on pas pour faire le bonheur des enfants malgré eux ?
Las ! Le désarroi était au rendez-vous, et la colère des uns s'était mêlé au désespoir et aux yeux embrumés des autres : tous avaient du se résigner, après des heures d'espoir léger, à la cruelle réalité. Des figurines
Lego, il avait du y en avoir, mais assurément des lève-tôt peu scrupuleux les avaient déjà prélevées avant le début officiel de l'ouverture de la chasse. Un braconnage parental, méthodique et efficace, avait fait disparaître tout espoir pour ces centaines d'enfants de revenir dans leurs chambres avec le moindre trophée.
"
Mon fils adore Ninja. Nous sommes venus de Châteaubourg exprès pour la chasse aux œufs : c'est vraiment très décevant et très mal organisé", raconte Isabelle, venue avec ses 3 enfants, au correspondant de Ouest-France présent pour couvrir l’événement.
"20 km pour des pleurs et une organisation lamentable...extrêmement déçus par la marque" ajoute Valérie visiblement très remontée contre les organisateurs et la marque de figurines.
Paul posa sa tablette. Il se demanda si certaines mamans n'en viendraient pas à porter plainte contre Lego pour cette organisation déplorable. Ou si, plus simplement, certains élus généreux avec l'argent des autres n'en viendraient pas à subventionner une nouvelle opération pour soulager les enfants et contenter les mères. Après tout, le bonheur était un droit et il était normal que les pouvoirs publics veillent à sa réalisation, puisqu'une fois de plus on ne pouvait pas faire confiance au capitalisme.
Il se rappela, en entendant le bourdon de la cathédrale, que la fête de Pâques avait quelque chose à voir, peut-être, avec le Ciel. Peut-être encore ? Il ne pouvait pas ôter de ses pensées cet incident ridicule qui avait hélas mobilisé inutilement l'espoir de quelques centaines d'enfants. Quelle image de cette journée, quel sens de cette fête devaient avoir les familles pour en arriver à de telles errances ? Visiblement, les œufs de chocolat ne suffisaient plus, et la bête commerciale avait tenté sans gloire d'aller plus loin.
Entre les œufs et les figurines de Lego, la fête de Pâques était devenue une manifestation païenne, un jour comme un autre, de consommation et de repos. Paul, qui était en pleine forme aujourd'hui, se demanda si un syndicat ne demanderait pas un jour que Pâques soit situé en semaine. Il n'était pas juste que cette fête, située un dimanche, n'autorise pas de repos complémentaire.
Il se souvient alors que le lendemain, le fameux "lundi de Pâques", était férié. Il se rassura pour les syndicats. Et se demanda qui pouvait bien savoir pourquoi ce lendemain était férié. Il pensa que, peut-être, certaines familles en profitaient pour garder au lit les enfants malades des indigestions de la veille. Si Pâques était commercial, le lundi serait médical...
"Et Dieu dans tout ça ?", se demanda-t-il en entendant de nouveau le bourdon de la cathédrale. A quoi bon évoquer la résurrection du Christ, face au poids des confiseurs et de l'industrie du jouet ?
La sécularisation, cette césure voulue pour séparer le religieux de la sphère publique, avait fait son oeuvre. Paul se demanda pourquoi, dans ce cas, la société avait conservé les fêtes religieuses au calendrier de chacun d'entre nous. Ces dates maintenues dans l'environnement public, voyaient leur sens se déliter.
Qu'en sera-t-il demain ? Paul ne se faisait guère d'illusion. Il savait que les religions sont fortes quand elles s'appuient sur des cultures qui leur donnent la force et l'inspiration. Il savait que, lorsque les églises et les cathédrales seront définitivement vides le jour de Pâques, il y aura des gens à demander l'arrêt de ce bourdon qui réveille inutilement les enfants. Tout au plus gardera-t-on, loin de la ville, un clocher numérique à l'entrée d'un écomusée pour que les jeunes générations découvrent... quoi au juste ?
André Malraux avait prétendu que le vingt-et-unième siècle serait religieux, ou ne serait pas. Même si l'auteur avait vaguement contesté avoir prononcé cette phrase, Paul se dit que l'écrivain avait ouvert la voie à deux hypothèses, sans qu'il soit possible encore d'en valider une. Le religieux, paradoxalement, inondait désormais les médias et désertait la culture.
Yann, Soñjoù.