dimanche 30 janvier 2011

Fin d'un royaume


Paul marcha lentement dans la maison silencieuse. Il parcourut les pièces abandonnées, les unes après les autres. Cet univers étrange l'attirait et l'angoissait à la fois.
Il retrouvait les traces maintenant lointaines de sa propre présence, de celles de ses parents et de ses frères et sœurs. Combien d'années s'étaient écoulées depuis son dernier bonheur ici, dans cette maison alors vivante ? Un tel calcul n'avait pas de sens aujourd'hui : tout en scrutant les murs moisis, les meubles vermoulus ou démontés, les innombrables ouvrages jonchant le plancher, Paul se disait qu'il avait peut-être aimé cet espace de vie, mais qu'il était maintenant étranger à ce qui l'entourait.
Le fil du temps était rompu, et cette rupture était à la fois douloureuse et salutaire.
Paul n'aimait pas l'odeur des lieux, faite à présent d'humidité et de bois pourri. Il s'efforçait de ne pas se rappeler celle du Ricoré du matin, tandis qu'il passait dans la pénombre devant la vieille gazinière rouillée, couverte de toiles d'araignée et de cadavres de frelons.
Les souvenirs défilaient lentement, désormais sans peine et sans plaisir.
 
Dans l'ancien séjour, Paul se pencha sur des livres et des revues abandonnés. Sans qu'il s'y soit alors préparé, la vie entière de son père défila sous ses yeux en quelques instants : Eschyle, La Revue Horticole, un ouvrage en allemand sur Selma Lagerlof, des cartes géographiques de l'IGN, un volume jauni des éditions Payot sur l'Histoire de la Civilisation, un manuel en anglais de jardinage sur les plantes annuelles, une méthode de finnois et tant d'autres titres hétéroclites. Aussi divers que désordonnés, à l'image de l'esprit débordant de curiosité de leur ancien propriétaire, ces ouvrages vulnérables et bientôt détruits signaient une dernière fois à ses yeux la fin du royaume paternel.

Ces traces tangibles n'existeront plus demain, se dit Paul en soulevant encore d'autres revues. En s'éloignant sans joie ni tristesse des vestiges d'une vie, il vit son père s'éloigner une nouvelle fois de lui, comme dans une deuxième mort.
 
Quand même ! Les Suppliantes, Les Perses, Prométhée enchaîné... dans cet ancien royaume de littéraire contrarié devenu malgré lui ingénieur, dans cette simple bicoque rurale édifiée dans un champ de blé, entourée de vaches et de pommiers à cidre, le clin d'œil de ces œuvres décalées fit sourire Paul, d'un sourire à la fois triste et satisfait.

[suite]


Ar Meilher, Les pensées du meunier.

samedi 29 janvier 2011

Neige

La neige possède cinq caractéristiques principales.
Elle est blanche.
Elle fige la nature et la protège.
Elle se transforme continuellement.
Elle est une surface glissante.
Elle se change en eau.
(...)
Yuko, lui, voyait dans sa compagne cinq autres propriétés, dont son talent artistique se satisfait entièrement.
- Elle est blanche. C'est donc une poésie. Une poésie d'une grande pureté.
Elle fige la nature et la protège. C'est donc une peinture. La plus délicate peinture de l'hiver.
Elle se transforme continuellement. C'est donc une calligraphie. Il y a dix mille manières d'écrire le mot neige.
Elle est une surface glissante. C'est donc une danse. Sur la neige tout homme peut se croire funambule.
Elle se change en eau. C'est donc une musique. Au printemps, elle change les rivières et les torrents en symphonies de notes blanches.

- Elle est tout cela pour toi ? demanda le prêtre.
- Elle représente bien plus encore.
Cette nuit-là, le père de Yuko Akita comprit que le haïku ne suffirait pas à remplir les yeux de son fils de la beauté de la neige.
Maxence Fermine, Neige.

Neige n'est pas un roman, malgré son titre. C'est un bref texte poétique, où se mêlent et se croisent ensemble les éléments de la nature et les liaisons amoureuses. Chacun d'entre nous cherche et admire sa propre neige, éblouissante de pureté, puissante et dangereuse comme la falaise, fragile comme un modeste flocon au soleil.

Ar Meilher, Les pensées du meunier.

dimanche 9 janvier 2011

Dieu ou rien ? Traité de l'enthousiasme

Le grand mystère est qu'originellement, il n'y a aucun mystère. Tout est parfaitement simple et évident. Tout est Un. fondamentalement rien (étymologiquement "non-chose", c'est-à-dire non-distinction du tout en choses séparées). L'entropie du discours et, subséquemment, l'ésotérisme religieux, philosophique et scientifique ont fini par obscurcir le message initial, celui des Anciens, si limpide, "tout est un et tu es cela", jusqu'à le rendre aujourd'hui illisible. Le mystère de la vie n'est au fond pas un problème à résoudre intellectuellement mais une réalité à expérimenter : l'unité du moi et du monde, la saisie poétique du moi-monde.
Hervé Collet (Dieu ou rien ? Traité de l'enthousiasme, éd. La Martinière) nous livre des réflexions essentielles et accessibles, illustées d'haikus brefs et puissants. Il faut prendre le temps de lire et de relire, à pas comptés, comme on prend le temps de savourer le bonheur si éphémère d'exister.
 
Les scientifiques ne répondent pas à la question de ce qu'est la vie. Qui oserait penser raisonnablement que la double hélice d'ADN, les cytochromes, les mitochondries ou la photosynthèse constitue la moindre réponse à la nature de la vie ? La biologie est une science du comment, et ne peut être que cela.

Les religions monothéistes, quant à elles, imposent à l'interprétation de la vie la vision d'un Père créateur, extérieur et supérieur. Comme le souligne Hervé Collet :

La conception monothéiste de dieu comme souverain suprême, sur le mode monarchique hérité de l'Égypte ancienne, vient de l'incapacité poétique à concevoir le tout dont chacun d'entre nous est la manifestation.
Si nous sommes un, alors pourquoi dieu ?
Le mot dieu cherche à traduire une expérience : celle de l'illumination intérieure, quand la lumière irradie à partir de notre cœur et que tout devient parfaitement clair et lumineux. Quand le paysage ruisselle de sacralité. Cette expérience illuminante est enthousiasme (être en dieu) et apothéose (être parmi dieu), quand nous découvrons que dieu n'est autre que nous-mêmes en habit de lumière. Se manifeste alors notre aura, c'est-à-dire notre halo d'or. Et se déploie notre charisme, c'est-à-dire notre grâce.

(c) Photo Jonathan Charles

Ar Meilher, Les pensées du meunier.

lundi 3 janvier 2011

Enfance vendue...

Il y a un demi-siècle fut construite sur une terre agricole, à la sortie du village, un temple de rêve et d'évasion.
Sinistre bicoque préfabriquée pour les uns, elle était pour les autres le pied-à-terre rêvé, porte d'entrée dans un univers rural riche en amis, en découvertes, en opposition complète avec l'évidence de façade de la ville.

Cinquante années de fréquentations irrégulières, d'inconfort, mais aussi de communion avec l'essentiel. Le son métallique de Mathurine, la fidèle cloche de l'église paroissiale, le renard rouge remontant l'allée sans savoir qu'il était observé, les crapauds timides et nocturnes, les insectes aux mille couleurs, l'orage et la pluie, la chaleur et la neige, les thuyas, l'oseille et les logan berries... Le cidre et la traite des vaches, l'aviron sur le lac voisin, la mobylette, les rires, l'espoir du premier baiser, le vent qui apporte le son saccadé du rapide Paris-Brest...

Ces odeurs d'herbe mouillée et d'humus, ces sons cristallins, ces frôlements de joue, ces centaines de kilomètres à vélo, ces croisements de regards vite détournés, Paul s'en souvenait comme si cet espace sensoriel l'avait quitté juste ce matin. Un espace qui l'avait à jamais marqué, construit, comme on pose durablement les fondations d'un être.

Ce ne sera désormais plus que des souvenirs profondément enfouis, impossibles à transmettre, à palper, à expliquer. La maison devenue ruine vient d'être vendue, et avec elle une partie de la mémoire de cette enfance à la fois heurtée et insouciante, joyeuse et grave. Une vraie école de la vie.

Paul regarda les quelques photos qui lui restait de ce temple si rarement pris en cliché. Il choisit celle-ci, accessible à sa seule mémoire, à travers l'écran troublé de ses larmes d'ancien enfant.


(c) photo JMR 2010


Ar Meilher, Les pensées du meunier.