vendredi 25 décembre 2015

Qui se souvient de Gabrielle ?

En ce début d'après-midi du mardi 2 septembre 1969, Paul descend la rue de Rennes en compagnie de sa mère. Ils ont fait quelques courses aux Magasins Réunis ou à Monoprix. Peut-être même se sont-ils arrêtés un instant chez l'opticien, auquel la famille de huit possesseurs de lunettes fait abondamment appel.

Arrivés au métro Saint-Placide, leur regard est attiré par les manchettes de quelques quotidiens du soir. Paul distingue mal les grands titres. Sa mère s'arrête un instant, grommelle quelques mots et poursuit son chemin. De cette brève halte, Paul ne comprend presque rien. Du haut de ses quatorze ans, il aimerait savoir ce qui s'est passé et commence à questionner sa mère.

"Pourquoi elle s'est suicidée hier, la prof ?" se demande-t-il à lui-même, n'ayant obtenu de sa mère que des réponses énigmatiques, brèves et sans appel.

On en parle le soir à table, un peu, en famille. On écoute en mangeant les propos assurés d'un père qui sait tout. Paul admire sa science, et considère qu'il a raison, une fois de plus. Oui sûrement, cette enseignante ne méritait plus d'exercer son métier. Sa fin tragique (on ne prononce pas facilement le mot suicide, en famille) met donc un terme, comme un châtiment justifié, à un parcours d'adulte dévoyée.

Fort de ses certitudes, Paul finit son repas, se défile un peu pour éviter de trop aider à débarrasser la table, se rend au rendez-vous de son tortionnaire quotidien (quelques coups de poings dans l'épaule car il a mangé du pain beurre, attention à ne pas crier sinon tu en prends d'autres demain). Bref, une journée habituelle se termine, et Paul se couche puis s'endort sans attention aux ronflements paternels et aux différents bruits des frères qui partagent sa chambre. Il se dit, avant de plonger complètement dans le sommeil, que la rentrée scolaire approche dangereusement. Au moins, pour cette prof dont il ignore le nom, cette rentrée n'aura pas lieu...

Cette enseignante s’appelait Gabrielle Russier. Qui, aujourd'hui, se souvient encore d'elle et qui se souvient de sa fin tragique ? Gabrielle a 31 ans quand, en pleine effervescence de mai 68, elle noue une relation amoureuse et clandestine avec un de ses élèves âgé alors de 16 ans. Une relation réciproque, assurément forte et sincère, à base d'échanges sur la littérature et la révolution en cours. Et aussi, naturellement, d’initiation à la sensualité.

Il fallut une année entière pour que cette liaison, pénalement coupable, éclatât au grand jour. Les parents communistes du jeune élève portèrent plainte pour détournement de mineur. En cette période de gaullisme finissant, de questionnements et de remises en cause des vieux principes, l'opinion publique fut alors saisie par les médias. Et si la France se trouva coupée en deux, sa césure traversa les camps politiques. La vieille garde de droite se déchaîna, et la gauche fossilisée ne fût pas en reste.

Gabrielle Russier fût traduite en justice et condamnée en juillet 1969. Elle voulut faire appel de sa condamnation à un an d'emprisonnement avec sursis, et laver son amour de tout soupçon. Elle n'était pas coupable, mais seulement amoureuse. Depuis quand l'amour aurait-il été condamnable et condamné ?

Le 1er septembre, sans attendre l'issue judiciaire de sa propre démarche, Gabrielle Russier se donna la mort dans son appartement de Marseille. Elle n'aura pas eu le poste que l'Université lui refusait, elle n'aura pas eu son amour, elle n'aura eu que les invectives haineuses d'une France majoritaire qui refusait de faire passer la personne humaine avant les principes moraux.

Son jeune amant Christian fut l'objet de plusieurs tentatives indécentes d'interviews. Il se limita à des propos pudiques, décevant ainsi cette France moralisatrice et voyeuse : "Les deux ans de souvenirs qu’elle m’a laissés, elle me les a laissés à moi, je n’ai pas à les raconter. Je les sens. Je les ai vécus, moi seul. Le reste, les gens le savent : c’est une femme qui s’appelait Gabrielle Russier. On s’aimait , on l’a mise en prison , elle s’est suicidée..."

La France intellectuelle se réveilla orpheline, non pas tant de Gabrielle elle-même, que de ses propres valeurs et de n'avoir rien tenté. Serge Reggiani le chantera :
Qui a tendu la main à Gabrielle ?
Lorsque les loups se sont jetés sur elle
Pour la punir d'avoir aimé d'amour
En quel pays vivons-nous aujourd'hui ?
Pour qu'une rose soit mêlée aux orties
Sans un regard et sans un geste ami

Dans les décombres de ce vol arrêté trop tôt, lourd du silence comme il en règne sur les ruines, quelques voix insolentes se firent entendre. André Cayatte tournera "Mourir d'aimer" en 1971, dont Charles Aznavour signera la bande son : 
Puisque notre amour ne peut vivre
Mieux vaut en refermer le livre
Et plutôt que de le brûler
Mourir d'aimer.
Mais c'est à Georges Pompidou, récemment élu président de la République, que reviendra la lourde tâche de répondre à l'inévitable question, posée très opportunément à la fin d'une conférence de presse.

Un silence long et lourd s'installe dans la salle de l'Elysée. Le président sait qu'il est l'héritier d'un pouvoir qui vieillit, mais il veut incarner cette part de la société qui tente de comprendre mai 68, les revendications pour le droit des femmes, pour l'avortement, pour la contraception. Il est lui-même le chantre de l'art moderne, définitivement incompris de la France d'hier. Puis lentement surgit la réponse. 

Ce n'est pas tant le président qui répond, que le normalien et l'agrégé de Lettres. Il cite Paul Eluard. Par ses propos, Georges Pompidou met l'Université en repos avec elle-même, et inscrit le fait divers dans le futur débat sur l'âge de la majorité.


Une page s'est tournée alors, mais qui se souvient encore aujourd'hui de Gabrielle Russier ?

Yann, Soñjoù.